Avec cette vidéo, je découvre qu'après iel et féminicide, la peur de la droite est crush… Est-ce parce que c'est un anglicisme ? De fait, l'Académie française écrit (https://www.academie-francaise.fr/crush-pour-beguin) :
Le verbe anglais to crush, « écraser, broyer », est emprunté de l’ancien français cruisir, une des nombreuses variantes de croissir, « rompre, casser, briser, détruire ». […] Dans la mesure où le français a à sa disposition de nombreux termes pour désigner ces attractions, le plus souvent passagères, on réservera crush à l’anglais.
Certes, c'est un anglicisme, mais qui rentre au pays pourrait-on dire. Et l'Académie de préconiser béguin à la place.
Alors moi, vous me connaissez, je ne suis ni linguiste ni de droite, mais je suis philosophe. L'un de mes boulots est de créer et d'étudier des concepts. À ce titre, et croyez bien que j'en suis navré, mais le concept de béguin est par trop étendu pour que la langue le préfère à crush. Constatez plutôt :
- Robert : « 1. Amour vif et passager. 2. Personne qui en est l'objet. »
- Larousse : « Personne pour qui on éprouve de l'amour. » (Aucune mention d'intensité ou de temporalité, autrement dit vous pouvez appeler votre moitié « mon béguin » après 60 ans de mariage, cela ne choque pas ce dictionnaire.)
- Trésor de la Langue Française : « A. Éprouver une toquade, un caprice amoureux, vif quoique passager. B. La personne qui est l'objet de ce sentiment amoureux. »
- Dictionnaire de l'Académie française : « [S']éprendre d'une façon soudaine et passagère, engouement. […] Personne qui est l'objet d'une passion soudaine, d'un vif engouement. »
Jusque-là nous avons un vif sentiment amoureux (intensité) mais passager (temporalité), et par métonymie désignant la personne visée par ce sentiment. Mais j'aimerais ajouter le Wiktionnaire qui n'a pas l'aura d'autorité de ses aînés, mais qui a le mérite de dérouler ses sources : « 1. Affection soudaine pour quelqu’un, tocade. […] 2. (Populaire) Soupirant. » Suivent trois extraits de trois œuvres différentes allant dans ce sens, de 1911 à 1943 (https://fr.wiktionary.org/wiki/b%C3%A9guin).
Il existait donc un monde, pas si lointain, où béguin désignait à la fois ce vif sentiment amoureux passager, la personne visée par ce sentiment, et la personne qui éprouve ce sentiment, là où crush se limite aux deux premières acceptions. Mais est-ce réellement le cas ? Encore une fois, le wiktionnaire donne des extraits pour crush (https://fr.wiktionary.org/wiki/crush) :
Suis-je moi-même réellement amoureuse ? J’ai eu des crushs ici et là, mais rien de très intense. Rien d’aussi renversant que cette histoire ! — (Liv Stone, The Horsemen Ride Conquest, Éditions Addictives, 2019)
Bon d’accord, j’ai un crush massif depuis plus d’un an. J’en rêve la nuit, c’est devenu une obsession... (Amy Hopper, Le Coloc, Éditions Addictives, 2019, chap. 2)
Je n’ai pas honte d’avouer qu’à ce moment là, je l’ai trouvée attirante. Oui, c’est une fille, et moi aussi je suis une fille, mais on peut apprécier les belles choses. Et puis si Sara a le droit d’avoir un crush pour Mila Kunis, j’ai bien le droit d’avoir un crush pour Aiden. — (Erwan Ji, J’ai avalé un arc-en-ciel, Éditions Nathan, 2016)
On voit là qu'un crush est une « attirance » qui peut être sexuelle, amoureuse, voire esthétique ; qui n'est généralement « [pas] très intense » (auquel cas l'on précise qu'il est « massif », qu'il est devenu « une obsession », autre chose que ce qu'il était) ; et qui peut durer « plus d'un an ». On est loin de l'intensité d'une « passion » qui se déclencherait « soudainement » mais qui ne serait que « passagère ». Au-delà de ça, la caractéristique principale du crush est qu'il s'agit d'un désir inavoué, là où le fait même que béguin ait une acception en soupirant montre que ce pan conceptuel n'est même pas effleuré :
Il entrait dans une salle de restaurant, la tête haute, le chapeau en arrière, et aussitôt, dans quelque groupe joyeux, il se trouvait toujours une belle femme pour dire : « Tiens, voilà mon béguin. » — (Valery Larbaud, Fermina Márquez, 1911, réédition Le Livre de Poche, page 39)
Un crush, alias la personne sur qui l’on a jeté son dévolu amoureux sans le lui avouer, on en a toutes plus ou moins déjà eu. (Margaux Palace, Les trucs les plus débiles que j’ai faits pour attirer l’attention de mon crush, madmoizelle.com, 14 février 2017.)
Crush est donc un terme qui n'avait pas d'équivalent en français, qui désigne un concept différent de celui de béguin, même s'ils sont similaires. Il faut donc le prendre non comme un anglicisme (et l'on a vu à quel point cet argument était faible) mais comme un néologisme.
Mesdames et messieurs les droitardés, vous avez accepté l'epistémè de Foucault. Vous avez accepté les néologismes que Lyotard et Derrida pondaient en changeant une lettre d'un mot. Quoi, ces références sont trop à gauche ? Vous étiez où lorsque l'on ne trouvait pas de traduction correcte au Dasein de votre copain Heidegger, obligés que sommes d'utiliser être-là, avoir-à-être, Être-au-monde, Être-jeté, être-le-là toutes les deux lignes du moindre commentaire si l'on ne veut pas faire entrer le moindre terme allemand dans la langue ? Pourquoi des néologismes comme dévalement ou existential (et son pluriel existentiaux) sont-ils acceptables à vos yeux lorsque crush ne l'est pas ?
C'est là le problème lorsque l'on se pique de figer une langue, n'en acceptant aucune variation perçue comme nocive : encore faudrait-il que cette langue soit parfaite, qu'elle soit en mesure de décrire des concepts qui ont été, mais également ceux qui ne sont pas encore… (Pour les platoniciens dans la salle : décrire les Idées que l'esprit humain a pu toucher de son entendement, comme celles dont il ignore encore l'existence.)