@Nervia_Nocline On pourrait te rétorquer qu'avant, on travaillait plus, que ce soit par semaine ou par année. À cela je réponds : c'est vrai, « par actif ». Les femmes n'étaient guère comptées dans les actifs et servaient justement de reproduction de la force de travail. Que l'on m'entende bien : le problème n'est pas tant l'arrivée des femmes sur le marché du travail, qu'un problème double en réalité.
En premier lieu, la complexité et la durabilité des objets domestiques. L'arrivée des objets électriques censés aider les femmes dans leurs tâches quotidiennes (on se souvient tous des vieilles publicités pour des robots ménagers) ne leur a, en réalité, pas fait gagner de temps libre (cf. More Work For Mother: The Ironies Of Household Technology From The Open Hearth To The Microwave de Ruth Cowan), mais a augmenté le standard attendu de « propreté » d'un foyer, d'une chemise, etc. Pire : c'est par ces « innovations » que s'est introduit dans le foyer l'idéologie managériale, faisant de la femme la manager de la maison, pensant son temps comme celui de l'entreprise capitaliste où il faut gagner du temps, la rendant de fait encore plus susceptible d'acheter ces produits censés lui en faire gagner (cf. Libres d'obéir : le management, du nazisme à aujourd'hui de Johann Chapoutot où il montre que le management venu du nazisme s'est infiltré jusque dans le cœur domestique).
Sans aller jusqu'à parler d'obsolescence programmée, le fait est que les objets du quotidien sont devenus de plus en plus difficiles à réparer. Le nouveau style de gestion des stocks, venu du capitalisme automobile japonais, fonctionne désormais en flux tendu : il n'y a plus de stock de pièces détachées. Vous cassez un lave-linge ? Attendez trois mois que la pièce vienne du fabricant à l'autre bout du monde. La mondialisation, en rendant les pays concurrents, les rends spécialistes. Puisque nous sommes en concurrence avec, disons, l'Angleterre qui produit des textiles de manière plus rentables, il vaut mieux nous spécialiser dans autre chose. Et il vaut mieux créer de la marchandise complexe à la faible durée de vie pour que nos clients devenus mondiaux la rachète.
En second lieu intervient la rationalité économique qui gangrène lentement mais sûrement toute la société. Plus vaut plus. Lorsque personne n'avait de voiture, le temps passé dans les transports était moindre, ou du moins, planifié. Maintenant que tout le monde en a, demander à venir travailler à une heure du domicile est courant. Une fois cela acquis, pourquoi garder des commerces de proximité lorsque tout le monde peut aller à un supermarché à vingt minutes en voiture ? Et puisque plus personne n'habite les périphéries autrement que pour y dormir, pourquoi y garder des services publics, comme La Poste ? C'est ce que j'appelle l'effet curé : avant, chaque village avait son église et son curé. Désormais, le curé se déplace chaque semaine dans une église différente, ses ouailles le suivant de village en village chaque dimanche. Avant, il y avait trois levées du courrier. Désormais, il n'y en a plus qu'une. Dans tous ces cas, l'idée est de rentabiliser le travail, en déplaçant le temps vers l'usager. C'est à l'usager de perdre une heure de son temps à faire un aller-retour pour se nourrir, se vêtir, se cultiver, etc.
L'autre aspect de la rationalité économique gangrenant la société est que tout le monde intériorise l'idéologie du travail, ses codes et ses mœurs, et donc sa rationalité. Là où le temps de l'entreprise se terminait une fois que l'on passait ses portes (et encore… je me souviens encore de ce témoignage d'un ouvrier de Renault qui expliquait avoir peur de toucher ses enfants et sa femme tellement ses mains étaient abîmées par ce travail qui s'inscrivait jusque dans sa chair et son âme), il n'est aujourd'hui pas rare de rapporter du travail à la maison, de faire des heures supplémentaires sous la pression, de se faire appeler en vacances ou au repos… On doit se penser comme son propre patron, et les auto-entrepreneurs peuvent témoigner d'à quel point c'est chronophage.
Le capitalisme est une structure qui se déploie sur le temps en néantisant l'espace. Son pouvoir est temporel, sa monnaie est le temps, même le concept de plus-value et le problème de la force de travail marchandise/non-marchandise se dissolvent si on les aborde sous l'angle du temps. À l'heure (sic) de son apogée, c'est logique de le voir investir ce que l'on nommait autrefois « temps libre ». Ce n'est pas en interdisant les sacs en plastique que vous sauverez l'environnement. C'est en abolissant la gangrène de la rationalité économique dont le capitalisme est la forme aboutie. Battons-nous pour le temps libre, et en premier lieu nous autres Français, les hommes libres.
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