Painting (formerly Machine), par Morton Livingston Schamberg.

Définir l’art à l’ère du robot

Texte d’une présentation au master Humanités et Politique de l’université de Tours le 6 novembre 2018. La problématique était de lier les difficultés que présente une définition de l’art chez les philosophes analytiques du xxe siècle avec un sujet de mémoire.

Mon sujet de mémoire est un peu long, mais j’apprécie les titres qui donnent le programme : « La libération par la machine, un regard nietzschéen : en quoi le couple maître-esclave chez Nietzsche et la conception du travail qu’il élabore permettent de penser les enjeux sociaux de la robotisation ? ». Pour faire le lien avec les difficultés d’une définition de l’art après le ready-made, j’aurais pu explorer cette rumeur selon laquelle Marcel Duchamp avait deux livres de chevets : Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, et Stigler, un anarchiste1. J’aurais pu partir sur le perspectivisme nietzschéen, l’esthétique de Nietzsche, et nous aurions été dans un commentaire classique.

Mais j’ai trouvé plus intéressant de prendre mon sujet de mémoire au pied de la lettre. C’est pourquoi, aujourd’hui nous allons parler de robots. En allemand, la langue de Nietzsche, le terme pour travail est Arbeit, qui a une racine étymologique indo-européenne commune *orbh avec le slave *robota, qui désignait à la base à la fois l’esclavage et le travail. *Robota deviendra, vous l’aurez compris, robot. Il y a ainsi une étymologie commune entre le travail et les robots. Or, fait tout aussi intéressant, si l’allemand contemporain emploie le terme Kunstwerk pour désigner l’œuvre d’art (qui signifie littéralement « œuvre d’art »), Nietzsche emploie régulièrement le terme de Arbeit pour désigner le travail de l’artiste et même le sien. Cela semble aller en contradiction avec son affirmation selon laquelle les artistes se trouvent parmi les maîtres, et non les esclaves.

Mais vous verrez que le sujet pose en réalité un problème de taille à une définition de l’art. Pour le cadre de cette présentation, je vais utiliser ici une définition assez large du robot :

robot

Machine permettant l’automatisation d’une action.

Ainsi, on peut englober sous le terme de robot à la fois l’automate de théâtre de Héron d’Alexandrie au ier siècle apr. J.-C. comme l’intelligence artificielle basée sur un réseau neuronal qui, suivant un algorithme d’apprentissage, peint dans le style de Van Gogh toute photo qui lui est présentée.

Faillite des analytiques

À ma connaissance, les philosophes analytiques ont peu ou pas abordé le sujet. Paul Ziff, le wittgensteinien pour qui toute définition de l’art est impossible, a bien écrit sur les robots dans un article de 1959 intitulé The Feelings of Robots2. Ce sont simplement quelques pages où Ziff explique que les machines ne peuvent avoir de sentiments. Lorsque l’on dit d’un robot qu’il est « fatigué », c’est un problème de langage où nous projetons des sentiments humains sur la machine, ce qui a pour effet de rendre perméable la délimitation entre la machine et l’humain. La position de Ziff est assez discutable, mais elle repose sur 4 points :

  1. Seuls les êtres organiques peuvent avoir des sentiments, les robots ne sont pas organiques, ils n’ont pas de sentiments.
  2. Si on prête des sentiments à un robot, c’est donc un problème de langage. On utilise le sens métaphorique et non pas littéral lorsque l’on utilise la forme « le robot se sent… ».
  3. Dire cela dans un sens métaphorique n’en fait pas une proposition invalide, ça dit quelque chose sur le robot : qu’il fait quelque chose qui nous fait penser qu’il a des sentiments. Mais cela ne suffit pas à conclure à une absence de sentiments, parce qu’un être humain peut littéralement se sentir fatigué sans en montrer aucun signe. De même le robot peut avoir des sentiments, même si nous les attribuons de manière métaphorique en nous basant sur un comportement.
  4. Ce qui nous permet de dire d’une personne qu’elle a des sentiments, c’est qu’on la connaît bien. Pour l’exemple de la fatigue, je sais que mon ami est fatigué parce que je connais son état lorsqu’il est en pleine forme. Mais pour un robot, il faudrait connaître son état avant qu’il ne nous fasse penser qu’il est fatigué, ce qui n’est pas possible.

Bref, Ziff et les wittgensteiniens3 de manière générale ne pensent pas que les robots puissent avoir des sentiments. Or, un courant de pensée sur l’art, que je vais qualifier d’expressiviste, définit l’art comme une expression de soi. Robin G. Collingwood (1889–1943), philosophe idéaliste anglais, dit ainsi dans The principles of art paru pour la première fois en 1938 :

En créant pour nous-même une expérience ou une activité imaginaire, nous exprimons nos émotions et c’est cela que nous nommons art4.

De fait, ce point de vue expressiviste se retrouve à des degrés divers dans la plupart des définitions de l’art. Il semble donc y avoir une incompatibilité de base entre l’art et les robots. On a ainsi tendance à penser que les machines ne peuvent produire de l’art, et ne sont guère que des outils, ou au mieux une œuvre. Cela soulève ainsi deux questions principales :

  1. Quelle place donner au robot en tant qu’outil ou médium de l’art ?
  2. Les robots peuvent-ils produire de l’art ?

Le robot comme outil

Pour cette question, je vais m’appuyer à mon corps défendant sur Heidegger. C’est à partir d’une conférence sur Nietzsche tenue à Brême en 1949 que l’on peut trouver une approche de la technique dans l’art. On peut la trouver sous le titre évocateur de La question de la Technique paru en 1954 dans le recueil Essais et conférences. Heidegger entend la Technique, avec un T majuscule pour la différencier du simple instrument, comme :

[L’ensemble des outils matériels] qui sont rassemblés, organisés et animés de manière à remplacer l’homme dans l’exécution d’un certain nombre de tâches5.

Cela fait ainsi beaucoup penser au robot, tel que nous l’avons défini en préambule. Mais là où Heidegger va m’intéresser, c’est sur son analyse de la distinction antique entre technè6 et poïésis7, technique et création. Il y a au moins deux façons de voir la relation entre technique et art, à partir d’une lecture heideggerienne :

  1. La technique n’a rien à voir avec l’art, ce sont deux modes d’expression différents. Par exemple, dans le monde industriel, cela rend possible la production de masse des objets, au détriment de l’artisanat. C’est ce point de vue que Karl Marx et William Morris partagent lorsqu’ils critiquent la machine, notamment dans l’usine. Pour l’anecdote, Marx eut un gendre, Paul Lafargue, qui écrira un Droit à la paresse prenant la défense de la machine. Nietzsche n’est pas loin derrière : la poïésis, la création, est chez lui empêchée par le travail à l’usine ; les ouvriers y sont des esclaves, rouages au service de la machine sans vie. C’est ce point de vue que défend Heidegger lorsqu’il critique la technique.
  2. Mais d’un autre côté, lorsque Heidegger lie ensemble technè et poïésis, on a une toute autre lecture. L’art est toujours une meilleure manière d’appréhender le monde, mais ici la technique comme l’artisanat sont des formes de poïésis. Ce sont des moyens de dévoiler l’être. La Technique est ainsi un dévoilement, certes différent de la poésie, mais un dévoilement de l’être tout de même.

Certes, la grande marotte de Heidegger sur l’oubli de l’être et le besoin de son dévoilement est intéressante, mais il ne conçoit pas une conséquence possible de sa seconde lecture. En jouant Heidegger contre Heidegger, on peut y comprendre que si les machines permettent de dévoiler le monde sous un angle différent, alors nous pourrions avoir, en principe, des machines poètes.

Je distingue trois cas de figure à la place du robot dans l’art, s’il n’est pas créateur :

  1. Le robot comme œuvre (comme une statue). Là, ça ne pose guère de problème sitôt que l’on considère des tas de graviers comme de l’art.
  2. Le robot comme médium (comme une toile). L’art cybernétique utilise les réseaux informatiques comme médium de l’art, de même on trouve d’ores et déjà des expériences artistiques où l’interaction du public avec un robot offre une performance unique. On a cité les automates de Héron d’Alexandrie, qui servaient notamment à représenter les douze travaux d’Hercule. C’est une simple modernisation de cela.
  3. Le robot comme outil (comme un pinceau). Ça se corse quelque peu. En effet, on utilise de la technique dans bien des arts : le cinéma, par exemple, et l’on n’a pas attendu de philosopher pour inventer des instruments de musique. Le robot comme outil semble ainsi valide en principe. Pourtant, nombreuses sont les personnes qui voient là une perte d’humanité, en ce que l’effort humain est moindre pour produire de l’art. En somme, utiliser une machine pour peindre une toile, c’est de la triche. Mais, contre-argument : cela signifie que serait plus artistique ce qui implique plus l’humain ? L’humanité en elle-même ne fait pas l’art, sinon toute production humaine est de l’art. Il faut nécessairement au moins un autre critère, ce qui nous ramène à notre question : comment définir l’art, et peut-on trouver des critères à celui-ci ?

Le robot comme créateur

Mais la question qui paraît la plus intéressante et qui pose réellement le plus de problème à une définition de l’art est bien la seconde : le robot peut-il produire de l’art ? Je vais m’appuyer ici sur un article de Mark Coeckelbergh, professeur à l’université de Vienne, Can Machines Create Art? paru en 2016. Dans cet article, Coeckelbergh va proposer un cadre dans lequel inscrire la réflexion sur l’art robotique. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que l’on peut se servir de ce cadre pour analyser toute définition de l’art puisque, comme l’explique Coeckelbergh, la question de savoir si les machines peuvent créer de l’art suppose une définition de l’art fonctionnelle.

Pourquoi j’ai choisi cet article en particulier ? Parce que sa problématique est assez similaire à celle des difficultés d’une définition de l’art, mais son objet particulier (les machines) l’amène au-delà en nous forçant à définir la créativité humaine. En somme, l’objet robot, du fait de son introduction à l’art, nous force désormais à une définition plus délimitée de l’art humain, en dessinant en creux une partie de ce qui fait notre humanité.

Coeckelbergh divise la question du robot créateur en trois sous-questions :

  1. Qu’est-ce que la création artistique ?
  2. Qu’entendons-nous par art ?
  3. Qu’entendons-nous par des machines qui crée de l’art ?

On voit bien ici que la question d’une définition de l’art est cruciale. Comme je l’ai dit, Coeckelbergh va élaborer un cadre pour penser ces questions, et pour ce faire il va dégager deux axes de lecture.

Mais avant cela, il répond à une objection assez commune. On ne peut pas écarter la question en disant que ces travaux artistiques sont simplement « programmés » :

Ils sont programmés dans le sens où un algorithme, le code, est programmé, mais le produit final – ce qui est appelé œuvre d’art – n’est pas directement fait par un être humain. […] L’homme est le créateur du code, pas de l’œuvre d’art, il n’est pas l’agent « artistique » de l’acte créatif8.

C’est à comparer avec la scolastique médiévale : l’Homme créé par Dieu devient créateur.

Qu’est-ce que la création artistique ?

C’est ici que Coeckelbergh distingue son premier axe : processus et résultat. En effet, pour penser la création artistique, on peut se focaliser sur le processus créatif, ou sur le produit fini qu’est l’œuvre d’art.

De fait, en intelligence artificielle, cette distinction est faite avec le test de Turing pour l’art (c’est-à-dire si l’on présente à un humain deux œuvres et qu’il n’est pas capable de distinguer celle qui est produite par un robot, le test est concluant). Mais si une machine passe le test, est-elle réellement créative ?

De manière générale, nous trouvons au moins deux écoles de pensée sur la créativité artistique. Il y en a bien plus, mais prenons des extrêmes qui permettent de comprendre cette distinction processus/résultat.

  1. La théorie mimétique, celle contre laquelle se bat Danto, basée sur l’imitation de la nature. Ici, la seule chose qui compte est l’imitation au modèle, et le critère pertinent devient de savoir à quel degré la machine peut imiter la nature. Le processus est jugé selon le résultat, comme ces grappes de raisin dont les oiseaux s’y trompent. Or, la machine peut parfaitement imiter la nature. Ça ne veut pas dire que c’est facile pour un robot de le faire, mais il n’est pas exclu a priori.
  2. Le modèle expressiviste, que j’ai introduit au départ avec Collingwood. Là, il ne peut y avoir de création artistique par les machines, parce que cela présuppose un état intérieur, et une origine qui permet l’originalité de l’œuvre. De fait, Collingwood exclut explicitement la technique lorsqu’il explique le terme de création :

« Créer » fait référence à l’activité productrice qui n’est pas de caractère technique9.

Clairement, ce qui importe pour ce second modèle, c’est le processus créatif, en particulier l’expression et l’imagination, le produit étant jugé sur le processus.

Il existe bien d’autres écoles, mais elles peuvent se placer sur l’échelle de degrés processus/résultat.

Qu’entendons-nous par art ?

Là, Coeckelbergh va introduire son second axe de distinction : subjectif/objectif, « qui peuvent être vus comme deux extrêmes d’un continuum10 ». Coeckelbergh ne fait rien de nouveau dans le domaine, lorsque l’on jette un œil à l’avant-propos de Définir l’art de Alain Séguy-Duclot :

S’il n’y a pas de frontière objective pensable entre l’art et le grand art, les critères d’évaluation des œuvres semblent irréductiblement subjectifs. Dès lors, on ne voit plus quelle légitimité pourrait avoir le travail des critiques d’art ou celui des conservateurs de musée. […] Bien plus, s’il n’y a pas de frontière objective pensable entre l’art et le non-art, n’est-ce pas la notion même de musée, qui sépare physiquement les œuvres d’art du monde extérieur afin de les conserver, qui perd sa raison d’être11 ?

  1. Pour les tenants de critères objectifs, on peut ainsi aisément distinguer entre art et non-art. Le résultat d’un travail artistique est alors basé sur ces règles. Or, ici les machines ont une chance de produire de l’art, surtout si ces critères objectifs peuvent être formalisés. Après tout, qu’est-ce qu’un algorithme sinon une recette de cuisine avec des règles et des critères de réussite ? C’est encore difficile en pratique, mais le fait est qu’en principe la machine peut le faire.
  2. Pour les tenants de critères subjectifs, l’art est matière de consensus, d’intersubjectivité. Cet accord peut très bien se situer au niveau purement individuel ou bien être une construction sociale. Notons que Coeckelbergh range la définition de Dickie en tant que définition subjective institutionnelle : ce sont les acteurs du monde de l’art qui se mettent d’accord pour considérer qu’une œuvre relève ou non de l’art. Ici, c’est meilleur encore. Les machines ont une plus grande chance encore d’être considérées comme des artistes. Si tout ce qui compte, c’est l’accord individuel ou social sur un résultat (l’œuvre d’art), alors n’importe quel non-humain peut produire de l’art, comme l’exemple pris par Dickie du chimpanzé. Encore une fois, cela ne signifie pas que c’est facile pour une machine de créer de l’art, mais qu’elle n’est pas exclue a priori : la difficulté est la même que celle d’un être humain, elle est de produire une œuvre qui recevra l’acceptation d’acteurs du monde de l’art.

Est-ce que les machines peuvent créer de l’art ?

Avec cette question, Coeckelbergh va explorer l’intérêt qu’ont les robots dans l’art. Peut-être devrions-nous envisager la possibilité de créativités non-humaines (chez les animaux, par exemple), mais ce qui dérange le plus dans la question du robot créateur, c’est le rapport que l’art entretient avec la technique. Cela, nous l’avons déjà vu auparavant.

Conclusion

On se retrouve ainsi, à partir de ces deux axes, avec ce cadre conceptuel :

Cadre conceptuel chez Coeckelbergh.

On peut ainsi s’amuser a lier les définitions de l’art précédemment évoquées : Dickie et Collingwood. Comme on l’a vu, Coeckelbergh range la définition de Dickie du côté du subjectif basé sur le produit. Elle n’exclut donc pas la possibilité d’un art robotique. Celle de Collingwood, par contre, se détache du résultat pour s’occuper beaucoup plus du processus créatif. La définition de Collingwood semble donc exclure l’art robotique.

Or, ce dernier impose une nouvelle définition de l’art dans son ensemble, qui englobe la machine. Le 25 octobre dernier, la célèbre maison de vente aux enchères d’art Christie’s a vendu le premier portrait conçu par une intelligence artificielle pour la somme de 432 500 $. De manière assez pragmatique, le monde de l’art semble avoir tranché en acceptant d’ores et déjà des œuvres robotiques.

Références


  1. Michel Onfray répète une autre anecdote : Duchamp aurait emporté deux livres lorsqu’il partit aux États-Unis, Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, et L’Unique et sa propriété, de Max Stirner. Je n’ai pas été en mesure de démêler le bon grain de l’ivraie, et si la ressemblance entre Stigler et Stirner laisse planer un doute, toujours est-il qu’il semble que Nietzsche a influencé Duchamp. ↩︎

  2. Ziff, Paul, « The Feelings of Robots », Analysis, vol. 19, 1959, p. 64–68. ↩︎

  3. Ainsi que d’autres analytiques. Bertrand Russell semble aller dans ce sens dans son essai « La machine et les sentiments » de ses Essais sceptiques de 1928. ↩︎

  4. Collingwood, Robin G., The principles of art, Gloucestershire & Oxford, Clarendon Press & Oxford University Press, 1958, p. 151. ↩︎

  5. Définition de Jacques Ellul dans Le système technicien, Paris, Cherche midi, 2012, p. 36. ↩︎

  6. τέχνη↩︎

  7. ποίησις↩︎

  8. Coeckelbergh, Mark, « Can machines create art? » Philosophy & Technology, vol. 30, 2016, p. 286. ↩︎

  9. Collingwood, op. cit., p. 152. ↩︎

  10. Coeckelbergh, op. cit., p. 292. ↩︎

  11. Séguy-Duclot, Alain, Définir l’art, Paris, Belin, 2017, p. 7–8. ↩︎


Citer cet article : Guillaume Litaudon, « Définir l’art à l’ère du robot », Yomli (ISSN : 2592-6683), 11 novembre 2018.