Addictions ordinaires – Nocline
@nocline Ce qui me sauve, c'est que je suis un vieux d'Internet. Pas autant que les dinosaures qui ont connu les BBS, Usenet, etc. mais très vieux par rapport aux usages actuels. J'ai connu les forums. J'ai été témoin de la période dorée des blogs où les gens conseillaient des trucs de professionnels pour en vivre ou se démarquer (optimiser son référencement Google, installer des outils de stats qui tracent les utilisateurs pour savoir ce qui les intéresse et faire des billets dessus, etc.).
Donc je comprends Eco sur ce point, tout en m'inscrivant en faux : quand il écrit La société liquide, on était déjà sorti de ce modèle. Les gens avaient tous un smartphone (rappel que je ne m'y suis mis qu'en novembre 2016 avec pour raison avouée de pouvoir contrôler le rendu de mes pages web et utiliser Silence et Signal, deux messageries chiffrées… même de nos jours, mon frère et moi on détonne dans les repas de famille à ne pas sortir le smartphone là où tous les cousins moins âgés reçoivent et répondent à des notifs), et c'est le smartphone qui a accentué la ruée vers les réseaux sociaux. Tu prends Twitter à ses débuts, on pouvait tweeter par SMS, d'où la limite des 140 caractères, ça demandait pas un monstre de guerre qui bouffe toute la mémoire disponible.
C'est pas que les réseaux sociaux n'existaient pas avant les smartphones, ni n'avaient aucune pratique nocive. C'est juste que ces pratiques ont été amplifiées par l'usage des smartphones. Le scroll infini était déjà présent sur PC, mais le smartphone le rend infiniment plus simple dans la pratique (ne serait-ce qu'au niveau musculaire, le pouce opposable effectue un mouvement plus naturel que celui de l'index sur une molette de la souris). L'instantanéité et la présence toujours-connectée, c'est le smartphone qui a amplifié le phénomène. Facebook à ses débuts, tu fermes le site, tu reçois un mail avec les notifs que tu as loupées, mais ça demande que tu fasses l'effort d'ouvrir tes mails puis Facebook. Le smartphone te donne directement la notification, comme un SMS, même quand tu dors ou que tu es au cinéma. Tu es toujours joignable, tu es toujours rappelée à revenir, tu es toujours sous l'emprise de la drogue.
C'est ce qui a tué les blogs. Ce n'est pas étonnant que les plus gros blogueurs aient été les premiers gros comptes de Twitter. Ils étaient déjà dans une optique « commerciale » (là où je rejoins Eco), et se sont tout simplement retranscrits sur le réseau social, là où ils étaient récompensés précisément pour leur approche « commerciale » du truc où il faut littéralement se vendre. Quand Eco écrit, les blogs sont déjà morts, pour les plus tenaces ils ne le savent pas encore. Mais là où je m'inscrit en faux avec Eco, c'est qu'il y avait, et il y a toujours eu deux composantes aux blogs. J'ai présenté la composante où, effectivement, c'étaient des écrivaillons pour qui le plus important était le contact avec le public, c'est-à-dire ce que la forme blog, avec sa blogosphère, ses commentaires, etc. permettait de formation de leur égo. Mais il y a une autre composante, bien plus légitime en ce qu'elle existait bien avant.
C'est celle du web comme lieu d'espace personnel. Celle des gens qui ouvrent leur site pas pour un public, mais parce que c'est leur petit bout de terrain numérique. Ça ressemble bien plus à des cabinets de curiosité, ça peut avoir une apparence cohérente comme totalement disparate parce que c'est le reflet de leur auteur : si machin aime la moto et la littérature scandinave du XVIIIe, il ne lui est pas interdit d'avoir son lopin de web où il parle des deux. Et non seulement ce n'est pas interdit, mais en plus les principes d'Internet même stipulent qu'il est tout aussi légitime que les éditions Gallimard à le faire. J'ai pas encore lu ce Eco (mais il est sur ma liste depuis un paquet de temps, j'ai la preuve), mais renier ce droit à chacun d'exercer une liberté fondamentale garantie par la DDHC de 1789 ne me paraît pas être son intention. « Oui mais sur Internet n'importe qui peut dire n'importe quoi. » Oui, c'est le principe. C'est cette liberté fondamentale de l'individu humain à pouvoir exprimer son opinion, et mieux encore, à pouvoir le faire sans obtenir l'aval d'une autorité quelconque. Donc dire que les blogueurs ne devraient pas exister, que l'autorité maison d'édition est seule à même de permettre l'expression d'une personne, je ne suis pas d'accord. Je doute que Eco le pense ainsi, mais si c'est le cas, c'est une pensée de boomer sans subtilité et ça m'étonne beaucoup. Des journaux anarchistes qui se vendaient à trois exemplaires, ça existait. L'Éternité par les astres n'a pas eu de maison d'édition, parce qu'à l'époque on pouvait juste aller chez un imprimeur, faire imprimer, et envoyer à n'importe qui (ce qui continue de se faire). Les fanzines des années 60 à 80, c'étaient des magasines fabriqués par une ou deux personnes (parfois plus), de leurs petites mains.
Tu vois qu'il y a une longue tradition, et je pourrais remonter bien plus loin encore en parlant de La Boétie et Rabelais, de certains moines copistes, de Lucrèce… Bref, il y a une longue tradition d'expression personnelle (j'insiste sur les sens de personnel) qui n'a pas attendu – voire qui s'est construite contre – une autorité. De manière beaucoup plus philosophique, psychologique au sens noble, et anthropologique, si je suis Laurent Gerbier, il y a depuis les débuts de l'humanité une propension à reconnaître les traces des autres êtres humains. On est fait et câblés pour chercher les traces humaines.
Donc pour moi, ce n'est pas le web personnel, l'IndieWeb, les blogs persos, les petits lopins de web, bref la présence virtuelle de la personne qui est un problème. C'est tout le dévoiement opéré par les GAFAM. Mais pas qu'eux, puisque j'ai montré que la blogosphère « commerciale » préexistait aux géants du web actuel… En fait, tu regardes toutes les formes d'expression personnelle de notre histoire récente ont été dévoyées. Les radio libres des années 70-80 (mon père et son frère y ont participé) dont les plus « commercialo-compatibles » sont devenues des monstres comme Skyrock. Début des années 2000, Free avait lancé le concept de télévision libre (je blague pas, j'ai une interview très intéressante si tu veux), où chacun pouvait diffuser sa propre chaine aux autres abonnés de Free. Il y a eu des chaînes porno, il y a eu des chaînes éducatives, il y a eu des chaînes humoristiques. Près de 15 ans plus tard, tu vois où on en est avec Twitch. Je peux continuer comme ça toute la journée. C'est pas un phénomène propre aux GAFAM ou à Internet, c'est propre à la société même.
J'ose pas dire « la société sous régime capitaliste » parce qu'on pourrait arguer que bien avant d'autres autorités ont fait de même. La pratique scolastique des questions libres, où les étudiants et docteurs d'université traitaient « librement » de questions farfelues comme « doit-on baptiser deux fois les frères siamois ? » (véridique) ont rapidement donné lieu à des bulles papales recadrant l'enseignement des universités pour que certaines thèses soient interdites (dans les faits, c'était contourné astucieusement).
La grande différence, c'est bien le côté « se vendre », et la notion de travail gratuit que tu utilises (même si je ne suis pas entièrement d'accord avec les différents usages et définitions qui ont été données ces dernières années) permet d'y voir plus clair. Créer une emprise, en faisant de son public ses « clients », c'est effectivement un travail, et au sens capitaliste du terme. C'est créer un produit, une marchandise, qui ne peut s'échanger sur le marché que parce que la valeur nécessite le Capital. Ce travail gratuit de scroller des contenus, etc., c'est se créer travailleur au service du Capital, c'est servir de porteur de la valeur, lorsque le créateur suivi s'inscrit dans le processus capitaliste de production. S'ajoute à ça, par-dessus, le fait que les deux (public et créateur) travaillent également pour la plateforme. Dernièrement, on a vu Facebook imposer un abonnement (ce qui me paraît illégal du point de vue RGPD, mais on verra dans un an si l'UE dit quelque chose, puis c'est pas comme si la CNIL bougeait son cul pour des sites comme Allociné ou JVC). On a alors appris que chaque utilisateur faisait, en moyenne, gagner 6 € par mois à Facebook. Rien que le fait d'y être, de scroller et d'appuyer sur un like, c'est déjà travailler pour Facebook. Donc on a là un triple travail gratuit, qui est assez hallucinant quand on y pense.
Donc oui, je suis d'accord avec ton point de vue. Hormis sur le côté Eco « si tout le monde peut écrire, on ne peut plus distinguer de valeur (=qualité) ». Là, je ne suis pas d'accord. C'est avoir une vision étriquée du sujet. Si de nos jours, tout le monde peut ouvrir un blog, la question de la qualité de ces écrits ne peut devenir qu'une question de formation des esprits. Une maison d'édition, un journal, une radio, une télévision n'est pas gage de qualité. Nietzsche faisait imprimer ses bouquins à compte d'auteur, et n'a quasiment rien vendu de sa vie ; aujourd'hui on ne peut dire que sa philosophie comme son style ne sont pas reconnus. Il apparaît absurde (haha) de se passer des Actuelles de Camus, ou pire, de tout le genre épistolaire en littérature (lorsque ce ne sont pas des fictions) au prétexte que c'est écrit par n'importe qui. Ce que les gens du XVIIIe s'écrivaient entre eux, aujourd'hui c'est un blog. Ce que les soldats de 14-18 écrivaient à leur famille, aujourd'hui ça passerait dans un tweet. Mon arrière-grand père a tenu un journal de la guerre de 14 dans un petit carnet. C'est dans la famille. Bourré de fautes, sans prétention à publication. Aujourd'hui, ce serait un blog.
C'est pourquoi je tiens à cette distinction entre le web « commercial », dont ta génération d'internaute (arrivée plus tard que moi) n'a connu pratiquement que ça et s'y est engouffré faute de réelle éducation au numérique, et le web comme espace d'expression personnelle hors visée « commerciale », qui était la norme fut un temps, et dont on continue de trouver des représentants dès lors qu'on s'écarte un peu du web « commercial ». Oui, certains espaces sont obscurs. Oui, d'autres sont de très mauvaise qualité et ne mériteraient pas d'être lus s'ils étaient imprimés. Mais c'est pas le but. Le but, c'est pas de dire « j'existe, regardez-moi, je vais vous fournir votre dose de dopamine ». Le but, c'est de dire « j'existe, maintenant vous faites ce que vous voulez, vous me regardez si vous voulez, quand vous voulez, si ça vous fait plaisir tant mieux sinon tant pis, et je vous invite à faire pareil parce que j'ai bien aimé le faire de mon côté donc vous pourriez aimer aussi ». La différence est de taille, et j'y tiens. Le fait que tout le monde puisse s'exprimer personnellement sur Internet est une bonne chose et signe que ça fonctionne comme ça devrait. Le fait que ça ait été dévoyé est regrettable, mais n'implique pas l'invalidation du premier principe qui continue d'être vrai, et je me battrai personnellement pour que ce le soit parce que c'est un axiome fort chez moi : le fait qu'être libre implique des effets de bord regrettables ne devrait jamais conduire à supprimer la liberté. C'est pas parce que la Ve République permet un autoritarisme fort, une accession du fascisme au pouvoir, et une corruption des élus qu'il faut supprimer le droit de vote.
Donc pour conclure parce que j'ai quand même écrit peu ou prou autant voire plus que toi sur un point précis :
- Ferme Instagram. Ferme tout ce qui est un peu « commercial ». Regarde le Fediverse (qui n'est pas sans problèmes, mais on revient tout de même bien plus sur de l'espace personnel d'expression), prends ton temps à sélectionner des blogs, des flux RSS, etc. L'Internet indépendant continue d'exister, parce qu'il n'a pas besoin de public pour ça. Parfois ça vaut pas le coup. Parfois c'est imparfait. Parfois la personne s'éloignera de plus en plus de ce que tu aimes. Mais c'est ainsi. J'écoutais Guillon sur France Inter tous les matins quand j'étais à l'IUT. Maintenant il me sort par les oreilles. On change tous. Nos goûts changent. Nos exigences changent. Construire son propre réseau de web personnel, en ce que tu vas « suivre » des gens, demandera un effort, et il sera toujours en mouvement. Mais c'est comme lire des bouquins à la bibliothèque : ça te demande l'effort de trouver qui ou quoi lire, des fois tu changeras d'auteur fétiche, des fois tu sortiras de ta zone de confort, mais au moins c'est toi qui choisit, qui t'éduque, qui change les goûts et exigences, la bibliothèque existe, elle est là, mais elle va pas te dire de venir ou t'envoyer directement les derniers bouquins de ta liste d'auteurs favoris que tu DOIS lire maintenant sinon c'est foutu. C'est ça que je vois dans l'internet libre, et certes on a parfois l'impression d'être rien dans un océan d'internautes-consommateurs à voir tout le monde tomber dans les travers que l'on dénonçait des décennies auparavant, mais au moins on est toujours là. Twitter peut devenir X et un réseau mené par un antisémite proche du fascisme invitant l'extrême droite à se décomplexer, Facebook peut disparaître comme Google+, mais cet internet libre sera encore là tant qu'on lui accordera un peu d'amour. Comme les bibliothèques.
- Vire Chrome. Le simple fait de l'utiliser, c'est du travail gratuit. Puis Chrome va bloquer les extensions respectueuses de la vie privée à partir de mi 2024, tout en continuant d'envoyer TOUTES tes données à Google. Tiens, rien que pour le mode lecture de Firefox, je comprends pas pourquoi les gens continuent d'utiliser Chrome. Au-delà de ça, il y a un tas d'applications et usages inutiles. De fait, mon smartphone me sert principalement de téléphone, au sens SMS. Je cuisine en écoutant de la musique ou une vidéo, je lis mes articles Wallabag quand je suis dans la salle d'attente médecin ou là où le roi ne va qu'à pied, et c'est à peu près tout. Les seules notifs que j'ai sont de Discord, Signal (quand un rare contact veut me parler) et des mails sur une seule boite sur les trois que j'utilise. C'est-à-dire que sur les autres boites mail, sur Mastodon ou autre, j'ai aucune notif. Je dois décider d'ouvrir ces applications. On ne vient pas me chercher, c'est moi qui vais aller en pleine conscience voir quelque chose. Tu vois la différence ? J'ai mis ça en place dès le premier mois de mon premier smartphone, parce que j'avais l'éducation au numérique adéquat pour savoir qu'il fallait le faire pour ne pas avoir autant de problèmes. Même durant mes grandes heures de Twitter, j'avais un client non-officiel et sans notifs, il fallait que je l'ouvre pour voir si on m'avait parlé. Pas pour dire que mon exemple est formidable, juste que j'ai l'impression qu'une génération internet qui n'a pas eu le recul que j'ai par la façon que nous avions d'utiliser Internet s'engouffre bien plus aisément dans la mauvaise hygiène numérique. Et je ne l'en blâme pas. C'est pas de sa faute, tout est fait pour que ce soit le cas. Donc ouais, je suis tout le temps devant mon PC. J'ai un usage numérique excessif quand j'ai pas un boulot type recherches philosophiques ou autre. Je suis bien le premier à le reconnaître. Mais c'est pas le temps d'écran qui pose problème en soi. Je serais dans un bureau avec une machine à écrire, une pile de journaux, une encyclopédie et une grande bibliothèque, je ferais peu ou prou ce que je fais sur PC. Ce serait sans doute moins fatigant pour les yeux, mais à part ça… Le problème, il surgit quand tu te laisses aller à une mauvaise hygiène, en cliquant sur l'email qui vient d'arriver, sur la notification comme quoi tu as 5 nouveaux articles dans ton lecteur RSS (je regarde qu'une à deux fois par jour, et je ne suis presque jamais dans l'instantané : les journaux sont limités à une fois par semaine, d'autres une fois par mois, etc.), exactement comme si on tapait à ta porte plusieurs fois par jour pour te proposer des sucreries. Si tu ne maintiens pas une certaine discipline à aller faire l'effort d'aller chercher un paquet de bonbons à la supérette, c'est pas étonnant que tu aies des problèmes. Si personne t'a dit qu'il fallait pas ouvrir la porte aux sucriers et qu'en plus tu vois pas pourquoi tu devrais faire un effort là où c'est tellement pratique qu'on vienne t'en donner chez toi, je peux pas te blâmer d'avoir succombé.
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