Note

Mood en trois paragraphes de Par-delà bien et mal.

  1. Après un début aussi gai, je voudrais qu’une parole sérieuse fût écoutée : elle s’adresse aux hommes les plus sérieux. Soyez prudents, philosophes et amis de la connaissance, et gardez-vous du martyre ! Gardez-vous de la souffrance « à cause de la vérité » ! Gardez-vous de la défense personnelle ! Votre conscience y perd toute son innocence et toute sa neutralité subtile, vous vous entêtez devant les objections et les étoffes rouges. Vous aboutissez à la stupidité du taureau. Quel abêtissement, lorsque, dans la lutte avec les dangers, la diffamation, la suspicion, l’expulsion et les conséquences, plus grossières encore, de l’inimitié, il vous faudra finir par jouer le rôle ingrat de défenseurs de la vérité sur la terre. Comme si la « vérité » était une personne si candide et si maladroite qu’elle eût besoin de défenseurs ! Et que ce soit justement de vous, messieurs les chevaliers à la triste figure, vous qui vous tenez dans les recoins, embusqués dans les toiles d’araignées de l’esprit ! En fin de compte, vous savez fort bien qu’il doit être indifférent si c’est vous qui gardez raison et, de même que jusqu’à présent aucun philosophe n’a eu le dernier mot, vous n’ignorez pas que chaque petit point d’interrogation que vous ajouteriez derrière vos mots préférés et vos doctrines favorites (et à l’occasion derrière vous-mêmes) pourrait renfermer une véracité plus digne de louanges que toutes vos attitudes solennelles et tous les avantages que vous présentez à vos accusateurs et à vos juges ! Mettez-vous plutôt à l’écart ! Fuyez dans la solitude ! Ayez votre masque et votre finesse, pour que l’on ne vous reconnaisse pas ! ou pour que, du moins, on vous craigne un peu ! Et n’oubliez pas le jardin, le jardin aux grilles dorées ! Ayez autour de vous des hommes qui soient semblables à un jardin, ou qui soient comme de la musique sur l’eau lorsque vient le soir, alors que le jour n’est déjà plus qu’un souvenir. Choisissez la bonne solitude, la solitude libre, légère et impétueuse, celle qui vous donne le droit à vous-même de rester bons, dans quelque sens que ce soit ! Combien toute longue guerre qui ne peut pas être menée ouvertement rend perfide, rusé et mauvais ! Combien toute longue crainte rend personnel, et aussi toute longue attention accordée à l’ennemi, à l’ennemi possible ! Tous ces parias de la société, longtemps pourchassés et durement persécutés — tous ces ermites par nécessité, qu’ils s’appellent Spinoza ou Giordano Bruno — finissent tous par devenir, ne fût-ce que dans une mascarade intellectuelle, et peut-être à leur insu, des empoisonneurs raffinés et avides de vengeance. (Qu’on aille donc une fois au fond de l’éthique et de la théologie de Spinoza !) Pour ne point parler du tout de la sottise dans l’indignation morale qui est, chez un philosophe, le signe infaillible que l’humour philosophique l’a quitté. Le martyre du philosophe, son « sacrifice pour la vérité », fait venir au jour ce qu’il tient de l’agitateur, du comédien, caché au fond de lui-même. Et, en admettant que l’on ne l’ait considéré jusqu’à présent qu’avec une curiosité artistique, pour plus d’un philosophe, on comprendra, il est vrai, le désir dangereux de le voir une fois, de le contempler une fois sous un aspect dégénéré (je veux dire dégénéré jusqu’au « martyr », jusqu’au braillard de la scène et de la tribune). En face d’un pareil désir, il faut cependant bien se rendre compte du spectacle qui nous est offert : c’est une satire seulement, une farce présentée en épilogue, la démonstration continuelle que la longue tragédie véritable est terminée ; en admettant que toute philosophie fût à son origine une longue tragédie.
  1. Tout homme d’élite aspire instinctivement à sa tour d’ivoire, à sa réclusion mystérieuse, où il est délivré de la masse, du vulgaire, du grand nombre, où il peut oublier la règle « homme », étant lui-même une exception à cette règle. À moins du cas particulier où, obéissant à un instinct plus virulent encore, il va droit à cette règle, étant lui-même le Connaisseur, au sens grand et exceptionnel du mot. Celui qui, dans la société des hommes, n’a pas parcouru toutes les couleurs de la misère, passant tour à tour à l’aversion et au dégoût, à la compassion, à la tristesse et à l’isolement, celui-là n’est certainement pas un homme de goût supérieur. Mais, pour peu qu’il ne se charge pas volontairement de ce fardeau de déplaisir, qu’il essaie de lui échapper sans cesse et de rester caché, silencieux et fier, dans sa tour d’ivoire, une chose sera certaine : il n’est pas fait pour la connaissance, il n’y est pas prédestiné. Car si c’était le cas, il devrait se dire un jour : « Au diable mon bon goût ! La règle est plus intéressante que l’exception, plus intéressante que moi qui suis l’exception ! » Et, ce disant, il descendrait au milieu de la multitude. L’étude de l’homme moyen, l’étude prolongée et minutieuse avec le déguisement, la victoire sur soi-même, l’abnégation et les mauvaises fréquentations qui y sont nécessaires — toutes les fréquentations sont de mauvaises fréquentations, à moins que l’on s’en tienne à ses pairs — c’est là une partie nécessaire de la vie de tout philosophe, peut-être la partie la plus désagréable, la plus nauséabonde et la plus féconde en déceptions. Mais si le philosophe a de la chance, comme il convient à tout enfant chéri de la connaissance, il rencontrera des auxiliaires qui abrégeront et allégeront sa tâche, j’entends de ceux que l’on appelle les cyniques, de ceux qui reconnaissent simplement en eux la bête, la vulgarité, la « règle » et qui, de plus, possèdent encore assez d’esprit pour être poussés par une sorte d’aiguillon, à parler, devant témoins, d’eux-mêmes et de leurs semblables. Il leur arrive même de s’étaler dans des livres, comme dans leur propre fumier. Le cynisme est la seule forme sous laquelle les âmes basses frisent ce que l’on appelle la sincérité. Et l’homme supérieur doit ouvrir l’oreille devant toutes les nuances du cynisme, et s’estimer heureux chaque fois que viennent à ses oreilles les bouffonneries sans pudeur ou les écarts scientifiques du satyre. Il y a même des cas où l’enchantement se mêle au dégoût, par exemple quand, par un caprice de la nature, le génie se trouve départi à un de ces boucs, à un de ces singes indiscrets, comme ce fut le cas chez l’abbé Galiani, l’homme le plus profond, le plus pénétrant et peut-être aussi le plus malpropre de son siècle, — il était beaucoup plus profond que Voltaire et, par conséquent, beaucoup plus silencieux. Cependant, il arrive plus souvent, comme je l’ai indiqué, que le cerveau d’un savant appartienne à un corps de singe, qu’une intelligence subtile et exceptionnelle soit départie à une âme vulgaire. Le cas n’est pas rare chez les médecins et les moralistes physiologistes. Partout où il y a quelqu’un qui parle de l’homme, sans amertume mais avec une sorte de candeur, comme d’un ventre doué de deux sortes de besoins et d’une tête n’en ayant qu’un seul ; quelqu’un qui ne voit, ne cherche et ne veut voir que la faim, l’instinct sexuel et la vanité, comme si c’étaient là les ressorts essentiels et uniques des actions humaines ; bref, partout où l’on parle mal de l’homme — et cela sans vouloir être méchant — l’amateur de la connaissance doit écouter attentivement et avec soin ; ses oreilles doivent être partout où l’on parle sans indignation, car l’homme indigné, celui qui se lacère la chair de ses propres dents (ou, à défaut de lui-même, Dieu, l’univers, la société), celui-là peut être placé plus haut, au point de vue moral, que le satyre riant et content de lui-même ; sous tous les autres rapports il sera le cas plus ordinaire, plus quelconque et moins instructif. D’ailleurs, personne ne ment autant que l’homme indigné.
  1. Durant les jeunes années on vénère ou on méprise encore, sans cet art de la nuance qui fait le meilleur bénéfice de la vie, et plus tard, il va de soi que l’on paye très cher d’avoir ainsi jugé choses et gens par un oui et un non. Tout est disposé de façon à ce que le goût le plus mauvais, le goût de l’absolu, soit cruellement bafoué et profané jusqu’à ce que l’homme apprenne à mettre un peu d’art dans ses sentiments et que, dans ses tentatives, il donne la préférence à l’artificiel, comme font tous les véritables artistes de la vie. Le penchant à la colère et l’instinct de vénération, qui sont le propre de la jeunesse, semblent n’avoir de repos qu’ils n’aient faussé hommes et choses pour pouvoir s’y exercer. La jeunesse, par elle-même, est déjà quelque chose qui trompe et qui fausse. Plus tard, lorsque la jeune âme, meurtrie par mille désillusions, se trouve enfin pleine de soupçons contre elle-même, encore ardente et sauvage, même dans ses soupçons et ses remords, comme elle se mettra en colère contre elle-même, comme elle se déchirera avec impatience, comme elle se vengera de son long aveuglement, que l’on pourrait croire volontaire, tant elle s’acharne contre lui ! Dans cette période de transition, on se punit soi-même, par la méfiance à l’égard de ses propres sentiments ; on martyrise son enthousiasme par le doute, la bonne conscience vous apparaît déjà comme un danger, au point que l’on pourrait croire que le moi en est irrité et qu’une sincérité plus subtile s’en fatigue. Encore, et avant toute autre chose, on prend parti, par principe, contre la « jeunesse ». — Dix ans plus tard on se rend compte que cela aussi n’a été que — jeunesse !

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