The Desire to Know the Secrets of the World, de Edward Peters
Connotation de la curiositas
C’est par la célèbre lettre de Christophe Colomb à Ferdinand et Isabelle de Castille que Edward Peters débute son article :
Depuis un âge très tendre j’ai commencé à naviguer sur la mer. L’art de la navigation incite à désirer connaître les secrets du monde.
Les personnages historiques du xvie siècle, ayant somme toute un esprit pratique (Christophe Colomb, Hernán Cortés), écrivaient déjà de façon non mystique ou philosophique sur le désir de connaître les secrets du monde.
Si J. H. Elliott se focalise sur le terme latin curiositas dans son sens mélioratif (curiosité chrétienne que l’on voit à l’œuvre dans les cabinets de curiosité, ou la Historia natural y moral de las Indias de José de Acosta), on trouve d’autres usages. La première apparition écrite de l’histoire de Faust, trois ans avant la publication de de Acosta, ou Le Paradis perdu de John Milton en 1667 montrent que le sens mélioratif est pour le moins restrictif. Hans Blumenberg a bien tenté d’explorer cet univers sémantique dans son essai de 1966 Die Legitimität der Neuzeit1, mais il se concentre uniquement sur les sciences naturelles, ce qui lui sera reproché par Heiko Oberman, Richard Newhauser puis Edward Peters2 lui-même.
Ce qui est frappant dans la lettre de Colomb, c’est la présence de deux termes : « désirer » et « secrets ». C’est la combinaison des deux qui est intéressante. Après tout, les deux termes ont été objets de débats depuis au moins la Grèce antique. Sur la validité de la connaissance par le voyage, conformément à l’étymologie du mot « expérience », l’Odyssée d’Homère fait figure de cas d’école. Ici, Peters dégage deux positions chez les penseurs antiques :
Le corpus hermeticum (dont Kore Kosmou) : Hermès emprisonne les esprits de démiurges qui ont dépassé leurs limites de création dans des corps humains. Momos apparaît et l’avertit que ces nouveaux humains seront plus dangereux que les vieux démiurges. La curiosité est une audace, un courage repoussant les limites, cherchant toujours plus loin, à l’image d’Artémis chassée.
Plutarque, De defectu oraculorum : le personnage de Cléombrote voyage pour acquérir des connaissances, pour sa philosophie qui sert un plus grand dessein (la théologie).
Les deux positions ont cohabité à travers l’Histoire. Il est intéressant de noter que les Grecs antiques n’avaient pas de mot pour désigner la curiosité, mais plutôt un ensemble assez vaste comprennant periergia, polupragmosune, historein, zetein ou tolma. Ces termes désignent bien plus une obsession pour les détails, des errances inutiles, des interférences dans les affaires d’autrui, voire une audace proche du sacrilège. Cet ensemble vaste est dépeint de cette manière par Plutarque dans son Peri polupragmosunès (De curiositate), avec un personnage vicié, obsessif. Cela permettra aux philosophes stoïciens de placer la curiosité comme l’une des passions de l’âme dont il faut se défaire.
En dessinant ces deux positions, Edward Peters cherche à montrer que celle de Colomb ne va pas de soi. Au-delà du simple commentaire, il s’agira pour lui de montrer l’évolution de cette notion moralement ambivalente qu’est la curiosité. En effet, d’où vient la légitimité morale des explorateurs, si l’on sait qu’il existe dans le même temps une réprobation de la curiositas ?
La curiositas comme vice
Les penseurs chrétiens ont repris certains sens de la curiositas, en association avec l’idée de voyage qui est très présente dans la Bible. Pèlerinage tant spatial (la Terre promise est toujours lointaine) qu’existentiel (la vie chrétienne est une peregrinatio, une vie d’« étranger sur une terre étrange »).
Mais au départ, la curiositas n’est pas associée au voyage : Augustin la voit comme un vice particulièrement répandu, fonctionnant par combinaison avec les autres vices3. De là, elle sera associée à l’insatisfaction et à la distraction par des futilités qu’expérimentent les voyageurs.
La curiositas restera à partir de là un vice des plus subtils et complexes, qu’il faut étudier sous plusieurs angles (histoire, épistémologie, psychologie, philosophie morale, théologie, mais également géographie en ce que ses connotations changent selon la partie de l’Europe étudiée). L’angle d’attaque de Peters dans cet article semble être bien plus géographique et historique qu’autre chose. Ce qu’il donne à voir, c’est une narration argumentée qui, bien que présentant un certain intérêt, manque quelquefois de renforts sourcés.
Géographie des merveilles
Dans cette troisième partie, plus conséquente, Peters s’intéresse à la conception géographique chrétienne pour saisir le rapport entre curiositas et voyage. Le monde créé est l’un des deux livres que Dieu a offert aux hommes, après tout (le second étant la Révélation). Pour abonder dans le sens de l’auteur, nous pouvons constater que Galilée écrit : « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui continuellement reste ouvert devant les yeux (ce livre qui est l’Univers) […]4. »
Si les pèlerins avaient besoin d’informations sur les lieux distants, ils n’étaient pas les seuls. La géographie faisait également partie de l’éducation de tout bon dirigeant, note Peters. Il fallait connaître ses propres terres, notamment. Peters prend pour exemple Giraud de Barri, historien de la conquête de l’Irlande, mais aussi le Tabula Rogeriana du géographe Muhammad al-Idrisi. Les deux s’adressent à leurs suzerains respectifs pour leur faire connaître leurs terres et les merveilles qu’elles renferment.
Les terres les plus orientales sont aussi décrites, au fur et à mesure. Les écrits de Jean de Plan Carpin, de Guillaume de Rubrouck, comme ceux de Marco Polo semblent coïncider avec la doctrine chrétienne de l’homo viator : l’homme est vu comme un éternel itinérant sur la terre de son Seigneur. Les secrets du monde sont ainsi perçus d’une manière bien différente de celle des philosophes antiques.
Reste, comme le note Peters, des lieux forts de l’imaginaire chrétien liés au sujet de la curiositas : les pôles et le Paradis sur Terre. Le Paradis sur Terre est-il un lieu géographique ? Les pôles, notamment celui de l’hémisphère sud, sont-ils habités ? Peters montre que ces questions sont loin d’être anodines : si le Paradis sur Terre existe, est-il légitime de le chercher ? Et si les pôles sont habités, est-il légitime d’aller y propager la parole divine comme le veut le dogme ? Dante semble faire référence à un interdit sur ces lieux, mais offre une conception originale des secrets de la nature : la diversité de la création et de ses secrets est la démonstration de la puissance de Dieu. Avec une telle conception, ne pas chercher à connaître les secrets du monde, c’est faire preuve d’un manque de foi. Ici, Peters montre l’ascension quelque peu lente de la curiosité légitime : elle ne semble légitime que si elle ne cherche pas à repousser les limites spatiales définies que sont les pôles et l’hypothétique Paradis sur Terre. On voit que la position de Plutarque commence à prévaloir, mais que celle héritée du corpus hermeticum reste de mise dans l’Europe chrétienne.
Ainsi, pour Peters, le Livre des merveilles du monde (Itineraria) de Jean de Mandeville a surpassé les récits de Marco Polo en popularité justement parce qu’il était modelé sur la conception chrétienne de la curiositas géographique : piété, pèlerinage, merveilles, connaissance et monstres.
Dangers de la verticalité du monde
Faisons le point : les secrets du monde et le désir de les connaître sont accessibles, que ce soit moralement ou géographiquement, pour l’Europe chrétienne. La légitimité de ce désir a augmenté depuis plus de 400 ans. C’est le moment que choisit Peters pour s’intéresser à une particularité du « livre du monde » : il n’est pas plan. On peut avoir de la curiosité pour les profondeurs des mers ou pour les cimes grattant le ciel.
Comme il le fait remarquer, le corpus médiéval le plus intéressant à ce sujet est celui qui porte sur la figure d’Alexandre le Grand. L’Alexandréide de Gautier de Châtillon, par exemple, contient au livre X un passage remarquable. La Nature même prend peur d’un Alexandre capable de percer les secrets du monde, aveuglé par son avarice. Dans ce poème, le Conquérant à la recherche du Paradis sur Terre, est en effet utilisateur de deux moyens de locomotion très pratiques : la cloche de plongée et la montgolfière tractée par les aigles. On voit ainsi une figure historique critiquée pour sa curiosité d’exploration de la verticalité du monde.
Si l’épisode de la cloche de plongée semble possible historiquement, l’intérêt de cette partie de l’article de Peters n’est pas là. Il s’agit de montrer que des inquiétudes quant au désir de connaître les secrets du monde avaient émergé. L’acte même de miner semblait moins légitime, si l’on en croit José de Acosta, ou l’interprétation que Peters fait du Paradis perdu. Pourquoi une telle mise en garde sur les secrets situés dans la verticalité du monde ? Peters avance ici que cela tient à la méconnaissance de ces lieux, et à l’impossibilité de les explorer sans assistance miraculeuse.
Reste que, précisément, l’usage de la cloche de plongée aurait été à explorer plus avant. En effet, le précepteur d’Alexandre connaissait assez cette cloche pour la décrire dans ses Problèmes :
On procure aux plongeurs la faculté de respirer, en faisant descendre dans l’eau une chaudière ou cuve d’airain. Elle ne se remplit pas d’eau et conserve l’air, si on la force à s’enfoncer perpendiculairement ; mais si on l’incline, l’eau y pénètre.
L’exploration des lieux profonds marins était donc possible sans assistance magique ou miraculeuse, par simple technique. Les hypothèses de l’auteur sont donc peu soutenues, à moins d’explorer l’histoire des sciences médiévales pour comprendre en quoi ce problème de curiositas aurait persisté. Il est dommage que Peters se soit privé d’une telle exploration, focalisé qu’il était sur l’avancement de sa thèse : la connotation positive de la curiositas s’est heurté à des interdits par manque d’expérience.
Neutralisation de la connotation négative
On pouvait jusque-là contrer cette curiosité par l’argument moral : « connais-toi toi-même plutôt que de chercher les secrets de la nature ». Mais aux xvie et xviie siècles, les enjeux étaient devenus plus importants. Ce que ramenaient par bateaux entiers les voyageurs n’étaient plus des récits frivoles sur des terres lointaines, mais de l’or et des biens concrets. L’expérience, en tant qu’elle est étymologiquement ce que l’on ramène de l’autre côté, était devenue palpable.
L’effervescence intellectuelle était trop importante, que ce soit dans le domaine des sciences (catégorisation de la nature), de la cartographie (homogénéisation des cartes) ou de l’histoire (où placer les nouvelles terres dans l’Histoire ?). L’art du voyage, art apodémique débutant vers 1570 selon Justin Stagl, est justement la discipline s’occupant de chaperonner le tout.
Ce que nous montre Peters, c’est que l’argument moral ne fait plus le poids à cette période. Les bénéfices de l’exploration étant si importants, il ne pouvait être illégitime de chercher à connaître les secrets du monde.
Conclusion
Partant de la lettre de Christophe Colomb, Edward Peters cherche à établir une trame narrative écrite d’avance : la curiositas négative, vice chez Augustin, aurait continué à exister sous sa forme positive en gagnant peu à peu de l’envergure. Cantonné par quelques interdits spatialement limités et aisément contournables, rien n’empêchait les explorateurs à l’esprit pratique d’adhérer à ce désir de connaître les secrets du monde. L’angle d’attaque géographique est le point novateur de cet article, mais il mérite néanmoins d’être inscrit dans une démarche plus large pour être pleinement soutenu.
Références
Blumenberg, Hans, La légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard, 1999, trad. Marc Sagnol, Jean-Louis Schlegel et Denis Trierweiler.
Galilée, Opere, Firenze, Édition nationale, 1968.
Peters, Edward, « The Desire to Know the Secrets of the World », Journal of the History of Ideas, vol. 62, no 4, octobre 2001, p. 593–610, doi : 10.1353/jhi.2001.0038.
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Que l’on peut trouver en français sous le titre La légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard, 1999, trad. Marc Sagnol, Jean-Louis Schlegel et Denis Trierweiler. ↩︎
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Dès 1973 pour Oberman dans Contra vanam curiositatem, 1982 pour Newhauser avec son article « Towards a History of Human Curiosity : A Prolegomenon to its Medieval Phase », et 1985 pour Peters avec « Libertas inquirendi and the vitium curiositatis in Medieval Thought ». ↩︎
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Voir les Confessions, livre X. ↩︎
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Galilée, Opere, Firenze, Édition nationale, 1968, V, p. 232. ↩︎
Citer cet article : Guillaume Litaudon, « The Desire to Know the Secrets of the World, de Edward Peters », Yomli (ISSN : 2592-6683), 30 novembre 2022.