Étude de cavalier, école flamande de la première moitié du XVIIe siècle, cercle de Rubens.

Le sommet du naturel : Montaigne

S’il y a bien une question centrale aux Essais de Michel de Montaigne, c’est celle de l’homme : « L’estude que je fay, duquel le subject c’est l’homme1. » Loin d’être un maître de vertu, Montaigne se contente d’observer et de décrire les mœurs, dans le but de dégonfler la vanité humaine. « Les autres forment l’homme ; je le récite [je le décris] », écrit-il2.

Mais Montaigne est adepte d’un certain nominalisme, pour lui l’Homme n’existe pas, il n’y a que des hommes. C’est justement pour cette raison même que la méthode la plus appropriée à son étude est d’observer un individu singulier, banal, normal ; un individu comme les autres.

Dans les précédents chapitres de cette partie, Claude Romano s’est penché sur la grâce chez Castiglione, et comment son Livre du Courtisan a influencé la Renaissance. Ici, on voit déjà s’opérer une transition : la grâce passe des palais à l’individu quelconque.

La grâce et l’« assiette »

Romano commence cette transition en relevant de nombreuses références au Livre du Courtisan dans les Essais. Sur la façon de s’habiller, par exemple. Dans sa jeunesse, Montaigne s’habillait avec un certain laisser-aller, avec « une fierté desdaigneuse […] et nonchallante3 ». C’est dire si le port de jeans sous les fesses ne date pas d’hier. Sur l’éducation, également, Montaigne considère qu’elle doit permettre d’apprendre sagacité et bon jugement, ce qui sont deux qualités du Courtisan de Castiglione.

Mais la référence la plus intéressante, sans doute, est celle concernant les mules. Le Livre du Courtisan a en effet influencé les premiers traités d’équitation qui ont vu le jour en Italie. Il est préconisé aux cavaliers de donner l’impression d’une « grâce naturelle ». Montaigne transpose l’art équestre en un principe existentiel. L’assiette du cavalier devient ainsi un équilibre spirituel et existentiel, une certaine « justesse d’être » à laquelle Montaigne aspire.

Pour Romano, Montaigne opère justement cette transition : la grâce n’est plus une qualité des élites mais une manière de dévoiler l’homme en général. Montaigne va même plus loin. Les contradictions de Castiglione tiennent au fait que, chez lui, la grâce est de l’ordre esthétique, une parure, des manières. C’est un art de plaire. Montaigne considère au contraire qu’elle doit être une désinvolture qui mène à la liberté.

Ce contraste entre les deux grâces ne vient pas de nulle part, et c’est précisément dans l’équitation qu’on en trouve la source. À la Renaissance, deux traditions équestres s’affrontent :

  1. La tradition italienne, qui est un dressage, une répression de la nature du cheval, une soumission de ce dernier.
  2. La tradition française, qui maîtrise l’animal en cherchant une aisance naturelle. C’est un maintien souple, sans contrainte et donc plus libre.

Cela donne une forme aux Essais, selon Romano. Il y aurait un relâchement, comme on lâche une bride. Cela se traduit dans un style plus libre, plus simple, sans fioritures. C’est cela, pour Montaigne, le naturel.

Le style naturel

Il y a donc un lien entre le style, la pratique d’écrivain de Montaigne et le thème de la désinvolture. Montaigne écrit dans un style décousu et relâché, avec une absence d’ornementations. Ce style apparaît spontanément, sans préméditation, et puise sa source dans le corps. C’est l’expression de l’individualité de son auteur, et non plus imitation d’un ou de plusieurs modèles, puisque l’imitation est ce qui empêche d’accéder à ce qui nous est le plus propre.

On pourrait rétorquer que Montaigne cite abondamment, mais comme il le dit lui-même : « Je ne dis les autres, sinon pour d’autant plus me dire4. » La citation souligne ainsi d’autant plus ce qui est nôtre.

Pour Romano, Montaigne est naturaliste, c’est-à-dire qu’il considère que l’art doit devenir nature, qu’il y a primat de la nature sur l’art. Cette nature se rapproche de la phusis grecque en tant que principe de connaissance et spontanéité, source de justesse et de règle d’action.

Ainsi, la rhétorique est condamnée, car perçue à l’époque comme une discipline technique, science des ornements, qui privilégie la forme sur le fond. Montaigne cherche au contraire à parler simplement. Le contre-modèle parfait à la rhétorique est ainsi Socrate au discours naïf, naturel, et non artificiel.

La grâce naïve, naturelle devient ainsi, sous la plume de Montaigne, la condition du style véritable, qui dévoile l’homme puisque « consubtantiel », mais tout également spontané et désinvolte.

L’adresse au lecteur

Claude Romano va alors commenter la célèbre adresse au lecteur de 1580. Il s’attarde notamment sur la fameuse phrase : « Je veus qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c’est moy que je peins5. »

Le « moy » arrive après que l’on ait exposé le naturel, comme point final, quintessence de celui-ci. On ne parle pas du « moi » comme ego, comme sujet pensant (il faudra attendre Descartes), mais comme pronom renvoyant à la signature, de sorte que c’est interchangeable avec Michel de Montaigne. C’est une manière d’être au naturel. Montaigne file une métaphore du dépouillement, de la mise à nu le rapprochant des premiers hommes.

Mes defauts s’y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïfe, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse esté parmy ces nations qu’on dit vivre encore souz la douce liberté des premieres loix de nature, je t’asseure que je m’y fusse très-volontiers peint tout entier, et tout nud6.

D’où le fait qu’il clame être de bonne foi, tout en connaissant les risques que cela suppose. Montaigne sait que la sincérité véritable ne cherche pas à montrer constamment qu’elle est sincère. Vouloir être sincère, tout en sachant que se dire sincère est contraire à cela, voilà une aporie. Montaigne l’écarte en soulignant l’ironie pour en faire de l’humour : il donne congé au lecteur, qui ne doit pas lire ce livre, qu’il est un sujet trivial, banal, sans intérêt. Cette ironie montre déjà, dans style désinvolte, sur le ton de la conversation, qu’il est de bonne foi.

Vérité, intégrité, ipséité

On voit poindre avec cette adresse l’un des thèmes des Essais : la question de la véracité. Ce qui intéresse Montaigne est l’être véritable, c’est-à-dire l’être sur le mode de la vérité. La vérité est ainsi prise comme accomplissement de soi, intégrité de la personne qui existe en conformité avec son être. On est sur le domaine existentiel avant d’être moral. Montaigne cherche l’unité de son être alors qu’il le sait divers, fait de plusieurs pièces. Pour Romano, Montaigne cherche comment exister selon ce qui lui est le plus naturel, c’est-à-dire sur le mode de l’ipséité.

C’est une ipséité en tant que refus de se dissimuler, véracité de l’existence que l’on porte. C’est justement en étant de bonne foi que l’on accède à qui nous sommes, que nous nous formons comme l’écriture des Essais a formé Montaigne. Le fait d’affirmer publiquement nous rend comptables par rapport à la vérité, cela nous constitue. Romano a une phrase intéressante pour résumer cette idée : « Je suis celui dont je me rends comptable devant les autres en me manifestant à eux de manière véridique7. » En donnant forme pour autrui à mes pensées informes, je prends forme moi-même, j’affermis qui je suis, tout en me rendant responsable dans le temps de mes affirmations.

Les sources d’opacité à soi

Mais l’intérêt de Montaigne, c’est aussi qu’il mesure ce qui fait obstacle à l’accès à notre être véritable. Ces obstacles, Claude Romano en dénombre trois, qu’il appelle des « sources d’opacité à soi » :

  1. Le caractère composite et toujours changeant de la personnalité, où il y a des écarts, des tensions, des contradictions.
  2. L’ambivalence, c’est-à-dire que nos pensées sont fluctuantes, fluides, tant qu’on ne les a pas fixées. Lorsque l’on désire quelque chose, nous en avons peur également, par exemple. C’est comme si l’être humain était double en lui-même.
  3. La plus grande source, selon Romano, est notre « condition singeresse et imitatrice8 ». On fait des emprunts à ce que l’on apprécie, même sans le savoir (telle grimace, tel tic de langage). Cela nous déguise, nous fait jouer un rôle, et le plus souvent l’on joue son propre personnage, celui que l’on veut projeter aux autres.

Montaigne pense ainsi qu’il y a une obscurité de soi existentielle. Plus l’on croit se connaître et plus l’on est loin de se comprendre. D’où la place particulière de l’ami, ce témoin privilégié qui nous sert de médiateur. L’ami est un miroir, « il m’avertit de moi » écrit Romano9.

Une contradiction ?

Donc nous avons des sources d’opacité de soi, et de l’autre côté une entreprise de fidélité à soi qui est rendue très difficile. C’est là que peut intervenir la notion d’assiette souple que l’on a vu plus haut, qui ne va pas à l’encontre du cheval mais l’accompagne. Le maintien de soi des Essais n’a rien à voir avec un substrat immuable, c’est bien plus l’unité d’un être en changement perpétuel qui reste garant de ses engagements (ce que Romano rapproche de Ricœur).

D’un côté nous avons une éthique de la sincérité qui implique une responsabilité constante, et de l’autre une « esthétique de la négligence10 » naïve, naturelle, insouciante, désinvolte. N’y a-t-il pas contradiction ?

La réponse de Romano est celle-ci : la sincérité de Montaigne ne se préoccupe pas d’elle-même, ce qui rejoint la spontanéité de la grâce naïve. Cela se fonde sur la conception de Montaigne des témoignages. Les témoignages les plus fiables sont ceux des gens trop simples ou naïfs pour être crédibles quand ils mentent. Ainsi, Montaigne ne s’occupe pas de coïncider avec lui-même, et c’est cela qui lui permet de coïncider. La nonchalance devient donc, chez Montaigne, condition d’accès à une véritable sincérité qui ne se préoccupe pas d’elle-même.

Or, « [la franchise] seule procure une véritable assiette […] qui est ce point d’équilibre […] de notre être où nous coïncidons avec nous-même11 » écrit Romano. La franchise permet ainsi de découvrir en soi ce que Montaigne appelle une « maistresse forme12 » et que Romano analyse comme étant un noyau d’être, un ensemble de virtualités qui s’actualisent au gré des circonstances.

Références


  1. Montaigne, Michel de, Les Essais, Paris, Presses universitaires de France, 2004, livre II, chap. xvii, p. 634. ↩︎

  2. Ibid., livre III, chap. ii, p. 804. ↩︎

  3. Ibid., livre I, chap. xxvi, p. 172. ↩︎

  4. Ibid., livre I, chap. xxvi, p. 148. ↩︎

  5. Ibid., « Au lecteur ». ↩︎

  6. Loc. cit. ↩︎

  7. Romano, Claude, Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie, Paris, Gallimard, 2019, partie II, chap. ix, p. 289. ↩︎

  8. Montaigne, op. cit., livre III, chap. v, p. 875. ↩︎

  9. Romano, op. cit., partie II, chap. ix, p. 296. ↩︎

  10. Ibid., p. 297. ↩︎

  11. Ibid., p. 304. ↩︎

  12. Une forme sienne, une forme maîtresse qui lui est la plus sienne. Montaigne, op. cit., livre I, chap. l, p. 302. ↩︎


Citer cet article : Guillaume Litaudon, « Le sommet du naturel : Montaigne », Yomli (ISSN : 2592-6683), 18 août 2019.