Le problème est plus profond encore, c'est limiter son champ de vision que de penser cette transition comme seulement « former des individus pour un travail ». Le problème vient de la conception même du travail, en amont, et c'est bien pourquoi on ne peut infléchir cette transition en aval.
Je m'explique, en reprenant les dernières pages de Henri Arvon (La philosophie du travail, PUF, 1960) : « Le loisir ne s'oppose au travail technique que dans la mesure où celui-ci prétend à lui seul libérer l'homme. […] S'il est vrai que l'homme conquiert la nature par son travail, sa liberté ne s'y épuise pas. La nature est un piège qui lui est tendu. Au-dessus d'elle s'élève le royaume de la beauté et de la vérité qui recèle les mystères de la vie. La grandeur du loisir est d'y donner accès à tous. Pour définir le mot loisir, on a coutume de partir de sa racine latine licet qui exprime la liberté de faire ce que l'on veut. Ne vaut-il pas mieux rappeler que les Grecs le nommaient scholé, mot qui en français a donné le terme d'école, et que le mot latin ludus a le double sens de jeu et d'école ? »
Le problème principal est bien cette conception du travail comme libération, que l'on entend dans tous les discours politiques depuis des décennies, et plus encore cette prétention du travail à être l'unique épuisement de la liberté, en une vue totalisante. Ce n'est donc pas étonnant que sur le terrain de l'école cette conception se heurte à celle du loisir, étymologiquement plus proche, conceptuellement plus à même d'y recueillir la liberté, et historiquement dernier bastion de l'activité de l'esprit. Le travail emprisonne l'esprit, voire l'annihile, le loisir le libère.
Si l'on veut préserver une école libre formant des citoyens libres, c'est à la conception erronée du travail, et aux conditions dans lesquelles s'exerce ce dernier qu'il faut s'attaquer. Remettre du loisir au cœur du travail, ne plus les opposer comme deux objets extérieurs l'un à l'autre mais les réunir. Là, le travail perdrait son caractère aliénant, mais également il ne serait pas besoin de détruire l'école.
C'est, somme toute, une philosophie sociale de l'otium que j'esquisse ici à grands traits, et je ne veux pas être pris dans un effet de grossissement qui consisterait à dire qu'en réglant la question du travail on règlerait tous les maux de la société, mais ce n'est pas loin. Les questions politiques de la forme de gouvernement, d'un modèle juste (république ? démocratie participative ? monarchie ? élection ?) passent aisément au second plan ici. Que m'importe d'être en monarchie si je suis libre et même, comme le rappelle La Boétie, si je suis plus libre à mesure que je suis éloigné du tyran dans la hiérarchie ? Réglons le problème du travail, de sorte d'avoir, pour reprendre la formule de Nietzsche, les deux tiers de la journée pour soi-même, il sera bien temps à ce moment-là de penser l'abolition de la monarchie républicaine, l'instauration de la VIe République, la dictature du prolétariat ou que sais-je.
Le problème, c'est que cette question du travail est depuis si longtemps hors-débat public qu'elle n'est même plus un tabou ; elle n'existe tout simplement plus. Jadis, syndicats comme marxistes avaient le mérite de la faire exister (maladroitement la plupart du temps, mais elle était présente). À présent, on se contente de questions de gestion du travail : coût du travail, diminution ou augmentation des salaires et cotisations, etc. On veut récupérer sur la fraude fiscale sans jamais évoquer l'idée toute bête qu'au lieu de récupérer ce qui nous est dû on pourrait faire en sorte que ces fraudeurs aient moins à la base (distribution primaire). Alors plonger plus profond encore dans les conditions de l'exercice du travail, c'est tout simplement impensable.