Les deux mémoires de la lecture
Lecture et mémoire semblent inextricablement liées, tout comme lecture et histoire. Si chaque nouveau format, support, technique de lecture et d’écriture a eu ses détracteurs sonnant la décadence, nul doute que la révolution numérique fut – et est toujours – l’émergence la plus bruyante. Ainsi, lorsque Marc Prensky invente l’expression « enfants du numérique » (digital natives), l’usage croissant des écrans est opposé à la lecture1 :
Aujourd’hui, les diplômés des universités ont passé en moyenne moins de 5 000 heures de leur vie à lire, […] à l’âge de 21 ans, ils auront joué à plus de 10 000 heures de jeux vidéo, envoyé et reçu 250 000 courriels et messages texte/instantanés, et passé 10 000 heures à parler sur des téléphones mobiles numériques2.
Il ne faudra pas longtemps pour que d’autres auteurs lient ce désintérêt croissant pour la lecture (de livres) et les difficultés d’apprentissage « par cœur » d’un ensemble générationnel. Sur le continent nord-américain, Don Tapscott recommande aux enseignants de développer l’esprit critique plutôt que la mémorisation3. De là à faire du manque de lecture l’origine du portrait de la « génération Y » brossé par des managers désemparés, il n’y aurait qu’un pas.
Prenons au sérieux ces affirmations le temps d’un essai. André Gorz n’écrivait-il pas dans Métamorphoses du travail que le travailleur ne peut remplir sa fonction au sein de l’entreprise économique qu’à la condition qu’il soit prévisible ? La raison économique demande aux organisations de se projeter, de promettre sur plusieurs années. Comment une génération entière, perdant la mémoire par dédain de la lecture, n’en deviendrait-elle pas imprévisible à force d’échouer à restituer du « par cœur » ?
La lecture, source de mémoire
Comme le note Friedrich Nietzsche dans le second traité de la Généalogie de la morale, pour « dresser un animal qui puisse promettre4 » :
ne faut-il pas d’abord que l’homme soit lui-même devenu prévisible, régulier, nécessaire […] afin que, comme celui qui promet, il puisse ainsi se porter garant de lui-même comme avenir5 ?
Or, « oser se porter garant de soi-même6 » nécessite, pour Nietzsche, une mémoire, et donc une mnémotechnique dont il expose le principe fondamental :
On marque du fer rouge ce qui doit rester en mémoire ; seul ce qui ne cesse de faire mal reste dans la mémoire7.
Nietzsche multiplie alors les exemples de châtiments corporels pour faire de « la douleur le plus puissant adjuvant de la mnémonique8 ». L’ascèse « est du même ordre9 », énonce-t-il, et l’on comprend alors que, pour lui, la mémoire procède d’une maîtrise des affects par une contention du corps.
Pour Nietzsche, « le rythme est une contrainte ; […] ce n’est pas seulement le mouvement des pieds, c’est l’âme elle-même qui suit la cadence », de sorte que « l’homme [garde] plus facilement en mémoire un vers qu’un discours libre »10. De là viendrait la prière rythmique, « comme long travail mécanique des lèvres, lié à un effort de mémoire et un comportement déterminé des mains, des pieds, et des yeux11 ».
Si tout le rapport de Nietzsche à la lecture se fait sur une affinité pour le rythme presque musical, cela n’est pas mieux énoncé qu’au paragraphe 246 de Par-delà bien et mal :
Une méprise sur son tempo, par exemple : et c’est sur la phrase elle-même que l’on se méprend ! S’interdire le doute quant aux syllabes décisives pour le rythme, ressentir comme une intention et un attrait la rupture d’une symétrie trop rigoureuse, prêter une oreille fine et patiente à tout staccato, à tout rubato […]12.
Cet attrait pour la dimension mélodique de la lecture, Nietzsche l’ancre dans la vocalisation antique au paragraphe suivant :
L’homme de l’Antiquité, lorsqu’il lisait – ce qui était assez rare – se faisait la lecture à lui-même, et ce à voix haute ; on s’étonnait lorsque quelqu’un lisait à voix basse et l’on s’en demandait en secret les raisons13.
De sorte que lire demandait, alors, « de la vigueur, de l’endurance et de la puissance des poumons antiques14 ».
Deux mémoires de lecture
À propos de cette activité orale qu’était la lecture antique, Ivan Illich ironise dans son commentaire du Didascalicon de Hugues de Saint-Victor :
Il n’est pas étonnant que la lecture, tout au long de l’Antiquité, ait été considérée comme un exercice intense. Les médecins hellénistiques prescrivaient la lecture comme une alternative au jeu de balle ou à la marche. La lecture présupposait que l’on soit en bonne forme physique15.
Illich note que « l’entraînement de la mémoire, pour Hugues, est une condition préalable à la lecture16 », ce que le philosophe du xiie siècle avait exposé dans deux précédents ouvrages : De tribus maximis circumstantiis gestorum et De arca Noe. Dans les deux cas, il s’agissait de bâtir, dans son imagination, « les labyrinthes de la mémoire, et de prendre l’habitude d’y jeter et d’y récupérer [des informations]17 ».
On pourrait penser qu’il s’agit là d’une mémorisation par « cartographie » du texte. Pourtant, en reliant la pratique de la lecture monastique de Hugues de Saint-Victor aux rhéteurs antiques, Illich ne cesse d’affirmer que « le souvenir n’a pas été conçu comme un acte de cartographie mais comme une activité psychomotrice18 ».
Tout comme l’acte de retrouver a été imaginé comme une ruée corporelle vers la partie appropriée de son architecture mentale, de même l’acte de récupération a engagé l’innervation psychomotrice de la langue19.
Si l’acte de rappel de l’information est fondamentalement psychomoteur, c’est d’abord parce que la mémorisation, bien que faisant appel à l’imagination visuelle, est alors fondée sur la vocalisation.
La lecture est vécue par Hugh comme une activité corporelle et motrice. Dans une tradition d’un millénaire et demi, les pages sonores sont mises en écho par la résonance des lèvres et de la langue en mouvement. […] En lisant, la page est littéralement incarnée, incorporée. […] Pas étonnant que les monastères pré-universitaires nous soient décrits dans diverses sources comme les repaires de marmonneurs et de grignoteurs20.
Les ruminations des moines ne seraient qu’un vestige d’une mémorisation psychomotrice. Cette dernière est encore utilisée de nos jours dans la lecture médiée, comme l’apprentissage chanté des divers Livres nous le montre. Ici, d’une phrase, Illich fait la distinction entre deux mémoires à l’œuvre dans la lecture : la mémoire psychomotrice des marmonneurs et des Anciens, et la mémoire visuelle des universités à la lecture devenue silencieuse.
Une mémoire visuelle…
Le psychologue Robert F. Lorch, analysant en 1989 les éléments du texte « qui mettent l’accent sur des aspects particuliers du contenu ou de la structure d’un texte sans communiquer de nouveau contenu sémantique21 », montre que tous ces pointeurs (signals) participent à une meilleure mémorisation en clarifiant la structure du texte :
Ainsi, la signalisation a conduit les lecteurs à construire une meilleure représentation du modèle scientifique véhiculé dans le texte [scientifique], ce qui leur a permis de mieux utiliser le modèle pour résoudre des problèmes qui s’y rapportent. […] L’effet sur l’organisation de l’information textuelle par les lecteurs, à son tour, affecte la distribution de l’information rappelée du texte22.
En 1975, Bonnie J. F. Meyer montrait déjà que « des passages avec des structures identiques de relations spécifiques mais des contenus différents produisent des schémas de rappel similaires23 », autrement dit que « la structure d’un passage […] détermine l’information dont on se souvient de ce passage24 ». À l’inverse, la possible prédiction des performances scolaires à partir de tests de mémoire visuelle25 semble procéder de la même idée fondamentale.
… sans apprentissage ?
La mémoire est un prérequis à une lecture fructueuse. Le passage d’une mémoire psychomotrice à une mémoire à dominante visuelle semble avoir pour origine le passage de la lecture oralisée à la lecture silencieuse. Malgré l’avis des psychologues, le modèle de la mnémotechnique contemporaine est resté celui des poésies et comptines, à apprendre « par cœur » et à réciter. Au terme de cet essai, nous pouvons au moins émettre l’hypothèse qu’avec une lecture silencieuse devenue principal accès au texte – sur papier comme sur écran –, l’apprentissage de la mémorisation visuelle est à privilégier.
Références
Illich, Ivan, In the Vineyard of the Text, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1993.
Gorz, André, Métamorphoses du travail. Quête du sens, Paris, Galilée, 1988.
Kulp, Marjean Taylor, Edwards, Kristyne E. et Mitchell, G. Lynn, « Is Visual Memory Predictive of Below-Average Academic Achievement in Second through Fourth Graders? », Optometry and Vision Science, vol. 79, no 7, 2002, p. 431–434.
Lorch, Robert F., « Text-Signaling Devices and Their Effects on Reading and Memory Processes », Educational Psychology Review, vol. 1, no 3, 1989, p. 209–234.
Meyer, Bonnie J. F., « Identification of the structure of prose and its implications for the study of reading and memory », Journal of Reading Behavior, vol. VII, no 1, 1975, p. 8–47.
Nietzsche, Friedrich, Généalogie de la morale, In Œuvres, Paris, Flammarion, 2000, trad. Éric Blondel, Ole Hansen-Løve, Théo Leydenbach et Pierre Pénisson.
Nietzsche, Friedrich, Le Gai Savoir, Paris, Flammarion, 2007, trad. Patrick Wotling.
Nietzsche, Friedrich, Par-delà bien et mal, Paris, Flammarion, 2000, trad. Patrick Wotling.
Prensky, Marc, « Digital Natives, Digital Immigrants Part 1 », On the Horizon, vol. 9, no 5, 2001, p. 1–6.
Tapscott, Don, Grown up digital: How the net generation is changing your world, New York, McGraw-Hill, 2009.
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Sous-entendu : la lecture sur papier. ↩︎
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« Today’s average college grads have spent fewer than 5,000 hours of their lives reading, […] by the time they are 21 they will have played more than 10,000 hours of video games, sent and received 250,000 emails and text/instant messages, spent 10,000 hours talking on digital cell phones. » (Prensky, Marc, « Digital Natives, Digital Immigrants Part 1 », On the Horizon, vol. 9, no 5, 2001, p. 1.) ↩︎
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Voir les pages 122 à 130 de Tapscott, Don, Grown up digital: How the net generation is changing your world, New York, McGraw-Hill, 2009. ↩︎
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Nietzsche, Friedrich, Généalogie de la morale, In Œuvres, Paris, Flammarion, 2000, trad. Éric Blondel, Ole Hansen-Løve, Théo Leydenbach et Pierre Pénisson, II, § 1. ↩︎
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Ibid. ↩︎
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Ibid., § 3. ↩︎
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Ibid. ↩︎
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Ibid. ↩︎
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Ibid. ↩︎
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Nietzsche, Friedrich, Le Gai Savoir, Paris, Flammarion, 2007, trad. Patrick Wotling, § 84. ↩︎
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Ibid., § 128. ↩︎
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Nietzsche, Friedrich, Par-delà bien et mal, Paris, Flammarion, 2000, trad. Patrick Wotling, § 246. ↩︎
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Ibid., § 247. ↩︎
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Ibid. ↩︎
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« No wonder that reading throughout antiquity was considered a strenuous exercise. Hellenistic physicians prescribed reading as an alternative to ball playing or a walk. Reading presupposed that you be in good physical form […] » (Illich, Ivan, In the Vineyard of the Text, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1993, p. 57.) ↩︎
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« Memory training, for Hugh, is a precondition for reading […]. » (Ibid., p. 35.) ↩︎
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« The child’s mind was trained to build the memory mazes, and to establish the habit to dart and retrieve in them. » (Ibid., p. 37.) ↩︎
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« Remembrance was not conceived as an act of mapping but of psychomotor […]. » (Ibid.) ↩︎
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« Just as the act of finding was fantasized as a bodily rush to the appropriate part of one’s mental architecture, so the act of retrieval engaged the psychomotor innervation of the tongue. » (Ibid., p. 42.) ↩︎
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« Reading is experienced by Hugh as a bodily motor activity. In a tradition of one and a half millennia, the sound pages are echoed by the resonance of the moving lips and tongue. […] By reading, the page is literally embodied, incorporated. […] No wonder that pre-university monasteries are described to us in various sources as the dwelling places of mumblers and munchers. » (Ibid., p. 54.) ↩︎
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« Thus, a distinction may be made between those aspects of a written text that communicate the semantic content of the underlying text base vs. signals, which emphasize particular aspects of the content or structure of a text without communicating new semantic content. » (Lorch, Robert F., « Text-Signaling Devices and Their Effects on Reading and Memory Processes », Educational Psychology Review, vol. 1, no 3, 1989, p. 210.) ↩︎
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« Thus, signaling led readers to construct a better representation of the scientific model conveyed in the text with the result that they were better able to employ the model to solve relevant problems. […] The effect on readers’ organization of text information, in turn, affects the distribution of information recalled from the text.» (Ibid., p. 228.) ↩︎
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« […] passages with identical structures of specific relations, but different content produce similar patterns of recall. » (Meyer, Bonnie J. F., « Identification of the structure of prose and its implications for the study of reading and memory », Journal of Reading Behavior, vol. VII, no 1, 1975, p. 45.) ↩︎
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« […] the structure of a passage […] relates to what information is remembered from a passage » (Ibid.) ↩︎
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« […] une faible capacité de mémoire visuelle est un facteur prédictif significatif de performances inférieures à la moyenne en matière de décodage de la lecture, de mathématiques et de réussite scolaire dans son ensemble. (« […] poor visual memory skill is significantly predictive of below-average performance in reading decoding, total math, and overall academic achievement. » Kulp, Marjean Taylor, Edwards, Kristyne E. et Mitchell, G. Lynn, « Is Visual Memory Predictive of Below-Average Academic Achievement in Second through Fourth Graders? », Optometry and Vision Science, vol. 79, no 7, 2002, p. 434.) ↩︎
Citer cet article : Guillaume Litaudon, « Les deux mémoires de la lecture », Yomli (ISSN : 2592-6683), 25 avril 2021.