Héraclite, le philosophe pleurant, par un peintre inconnu.

Une histoire de rasoir

Ces derniers jours, une partie importante de mes contemporains sur Twitter semble avoir sombré dans la déraison. Ma timeline s’est changée en spectacle d’hystérie collective sur l’affaire EU Disinfolab, et cela me navre. Peut-être n’ai-je pas les bonnes informations, ou bien ne suis-je pas capable de voir le tableau dans son ensemble pour faire ce que je perçois comme un saut vers la conclusion.

Rappel des faits

Durant l’affaire Benalla, Nicolas Vanderbiest, blogueur et chroniqueur radio connu pour ses analyses des réseaux sociaux, s’est fendu d’un message où il prétendait que la majorité des tweets provenait de quelques comptes hyperactifs.

C’est exact, on rate un peu de sensationnalisme : 2600 comptes ont écrit 1,7 m des presque 4 m de tweets — @Nico_VanderB, 30 juillet 2018 à 04:45, archive

Devant les nombreuses critiques, l’ONG EU Disinfolab qu’il a cofondé a publié son étude du phénomène. L’information a d’abord fait l’objet d’un article de BFMTV, puis de L’Opinion avant de tomber dans les mains de l’AFP. Une fois la dépêche de celle-ci lancée, le cirque médiatique habituel s’est joué dans les médias traditionnels.

Là où j’entre en scène

J’ai été appelé par une amie le mercredi 8 août au soir. Elle me demandait mon avis sur des tweets affolés clamant un fichage politique. EU Disinfolab aurait publié l’ensemble des comptes ayant tweeté sur l’affaire Benalla, ce que l’on pourrait assimiler à un fichage par opinion politique, répréhensible par la loi. Après avoir tenté de vérifier la légalité d’une telle liste, j’ai plongé dans les fichiers qui nous étaient accessibles en lien dans l’étude.

Le premier fichier contenait une liste de 55 000 comptes Twitter, associés à un nombre de tweets. Le second ne contenait que 3890 comptes, les hyperactifs censés avoir propagé le plus de rumeurs et de fausses informations.

J’apprendrai plus tard l’existence d’un troisième fichier, supprimé alors, sur lequel nous reviendrons. C’est une inexactitude toute bête qui m’aura mis sur la piste que je vais vous présenter aujourd’hui. Le nombre de comptes hyperactifs ne correspondait pas à celui annoncé par l’étude : 3378.

Les comptes hyperactifs identifiés (3378 comptes représentants les 1% les plus actifs sur le sujet) possèdent depuis leur création une moyenne de tweets émis entre 46 000 et 63 000. (source, archive)

De même, aucune mention de 55 000 comptes dans l’étude, qui dit avoir analysé une masse de 247 701 comptes. D’où sort ce fichier ? Comment a-t-il été constitué ? Pourquoi s’arrêter à 55 000 ?

Entre le 19 juillet et le 3 août, plus de 4,5 millions de tweets en français ont été échangés sur ce sujet par plus de 247 701 auteurs différents. (source, archive)

Je remarquais également que le nombre de tweets différait entre les deux fichiers. Cela m’intriguait au plus haut point, et c’est pourquoi j’ai décidé de m’intéresser de plus près à cette affaire.

L’investigation nocturne

Une méthodologie douteuse

L’aspect général de l’étude reprend la forme d’une étude scientifique assez classique, avec résumé au début, une partie méthodologie et une partie d’analyse plus poussée. Cependant, la partie méthodologie n’explique quasiment rien à ce sujet. Il y a bien quelques termes scientifiques çà et là, mais elle manque cruellement de rigueur. Aucune explication réelle n’est donnée sur comment sont constitués les fichiers, comment les reproduire, ou quelle méthode statistique utiliser. La seule tentative d’explication est celle-ci :

Une fois les données récupérées, elles ont été comparées à des listes que EU Disinfolab avait préalablement établies. Sur quelles bases ? Où sont ces listes ? Comment ont-elles été établies ? Mystère. Le passage qui m’a fait le plus tiquer est celui-ci :

Comment identifie-t-on un russophile ? […] Sur base de deux mois d’activité en février et mars 2017, nous avons identifié les 5000 personnes qui partageaient le plus le contenu de Russia Today et Sputnik en France. (source, archive)

Or, le site web de EU Disinfolab nous apprend dans sa page About us que l’idée d’une ONG fut abordée lors de l’évènement Disinfolab de septembre 2017. Donc ces listes pré-datent la création même de l’ONG ? Autrement dit, en caricaturant un peu, ces personnes se font leurs propres listes dans leur coin sans que l’on sache comment, les utilisent dans une étude sans les ajouter au dataset et comme le dit l’adage populaire « paf, ça fait des Chocapics ». On croit rêver. Pas étonnant, dès lors, que la méthodologie « a ses limites voire des contradicteurs », comme nous pouvons le lire.

Nous avons mis en place une méthodologie qui peut avoir ses limites, voire des contradicteurs. (source, archive)

Au-delà du fond, la forme de l’étude manque également de rigueur. Alors qu’un site web fonctionnel est à leur disposition, les auteurs préfèrent placer leurs études sur une plateforme tierce, Adobe Spark. Pire, le téléchargement du dataset est proposé… sur un hébergement Free. Cela est la marque d’un amateurisme flagrant. On pourrait également se demander pourquoi le site de EU Disinfolab n’utilise pas une connexion sécurisée en HTTPS, ce qui est la norme de nos jours et proposé en quelques clics par leur hébergement Gandi1. Et surtout, pourquoi ne pas anonymiser la liste des comptes, ce qui est trivial pour qui utilise Python ?

Les traitements statistiques ont été réalisés via Python, Excel et Tableau Software. (source, archive)

À ce stade, nous sommes en droit de nous demander quelle scientificité cette étude peut avoir. Nous avons une ONG qui pond une étude comme une amatrice, qui a toutes les allures d’une étude un tant soit peu sérieuse mais qui, pourtant, possède de sérieuses lacunes méthodologiques. Je serais bête et méchant, je dirais que tout semble avoir été fait pour attirer le journaliste qui va juste lire le résumé et recopier la dépêche AFP2. C’est pourquoi il était légitime de se demander quelles personnes ont participé à cette étude.

Les têtes d’une ONG

L’analyse des métadonnées des fichiers en téléchargement nous indique qu’ils ont été modifiés sur un Mac le 7 août à 8h47 par Alexandre Alaphilippe. Ce qui est une bonne information, puisque l’étude elle-même n’est pas signée3.

C’est ici que l’on commence à renifler qu’il y a anguille sous roche. Alaphilippe, visiblement fier de son travail, ne peut s’empêcher de tweeter à son propos :

Ce champ de recherche est nouveau et nécessite des confrontations méthodologiques. — @AAlaphilippe, 8 août 2018 à 00:33, archive

Or, Alexandre Alaphilippe n’est pas un scientifique. C’est un « spécialiste de la communication digitale (sic) et des médias sociaux (re-sic) » comme le suggère la traduction approximative trouvée sur le site de son agence Digital Maniak.

Alors, qui est le ou la scientifique derrière cette étude ? Cherchons ensemble. Le site web de EU Disinfolab nous offre trois noms en tant que co-fondateurs : Alexandre Alaphilippe, Nicolas Vanderbiest et Gary Machado. Ce dernier étant un conseiller technique pour les ONG, le premier un communicant, ne reste en toute logique que Nicolas Vanderbiest. Je ne vais pas en dire grand chose dessus, tout simplement parce que les informations que l’on a à son sujet sont parcellaires, malgré qu’il soit connu. Vanderbiest, le seul scientifique de l’équipe ? S’il est bien doctorant et qu’il évite scrupuleusement de préciser dans quelle discipline, son profil LinkedIn nous informe qu’il est également un communicant. Du reste, il se garde toujours d’expliquer les détails de sa méthodologie, de publier ses algorithmes, etc.

Cela n’empêche pourtant pas EU Disinfolab d’annoncer fièrement avoir écrit « un article scientifique » détaillant la méthodologie. Article publié dans quelle revue scientifique ? Où est la revue par les pairs ? Pourquoi n’y a-t-il pas un seul scientifique à l’écriture ? Tant de questions qu’un esprit critique est en droit de se poser, et qui n’auront pas de réponse. Quatre auteurs signent cet article qui a autant de rigueur qu’un billet éditorial : Alexandre Alaphilippe, Chiara Ceccarelli, Léa Charlet et Martin Mycielski, par ailleurs listés sur la page About us de EU Disinfolab.

The EU DisinfoLab was officially registered as an NGO under Belgian law at the beginning of December 2017 with the expertise of Martin Mycielski – a Brussels correspondent with 10 years of ‘EU bubble’ experience, formerly himself having founded and run an international, pro-democracy NGO.

The team expanded further, with French EU professional Léa Charlet – experienced in various NGOs – joining the organisation soon after.

In parallel, we welcomed a dedicated team for our Italian election monitoring project, including Italian national Chiara Ceccarelli, researcher Walter Quattrociocchi and consultant Alexis Gizikis. (source, archive)

Jusque-là, nous avons ainsi un groupe de communicants qui s’amusent à jouer les scientifiques. Rien de bien méchant, pourrait-on dire, si leurs travaux n’étaient pas suivis par des personnalités comme Frédéric Lefèbvre, le secrétaire d’État au Numérique Mounir Mahjoubi ou même le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux.

Le complot russophile

C’est à ce moment-là que j’ai constaté quelque chose d’étrange. La plupart des affaires citées par EU Disinfolab sur leur site web sont des cas de débunkage de fake news liées à Emmanuel Macron.

His work has been crucial to the debunking of several high-profile disinformation campaigns, like Emmanuel Macron having an off-shore account in the Bahamas, the “Syria Hoax” and, most notably, #MacronLeaks. (source, archive)

Quant à l’analyse de Vanderbiest de la campagne présidentielle de 2017, reprise telle quelle par EU Disinfolab, elle est sans appel. Les Russes ont infiltré toutes les communautés politiques pour s’attaquer en masse à Emmanuel Macron. C’est très exactement la même histoire servie pour l’affaire Benalla.

Russian propaganda representatives gather around François Fillon, Marine Le Pen and François Asselineau (conspiracy, Frexit support) communities. It is interesting to note that, despite his support to the Russian foreign policy, far-left candidate Jean-Luc Mélenchon community is totally missing here. […] These 3 communities clearly share the same goal: to drive negative propaganda towards Mr Macron. « Macron » is the most tweeted word in their publications and all the main stories propagated are negative articles about him. The only difference that can be identified lies in the candidate each community is supporting. (source, archive 1 & archive 2)

Plus intrigant encore est la position d’EU Disinfolab sur la loi contre les fake news débattue ces derniers mois à l’Assemblée Nationale et au Sénat :

La limitation de la réponse aux périodes pré-électorales et électorales est pratiquement inadéquate et doit être supprimée. […] La vérification de l’information et la compréhension des contextes de désinformation ne doit pas être une compétence régalienne. Les acteurs de la société civile (journalistes, fact-checkers, académiques, association d’éducation aux médias, organisations non-gouvernementales [NdA : l’emphase est de moi]) disposent d’une expérience qui doit être mise à profit. […] La création d’un fonds uniquement alimenté par les plateformes permettrait de soutenir la société civile dans sa mission d’analyse, de révélation et de fourniture d’éléments tangibles sur les campagnes de désinformation. […] La société civile, cruciale et acteur crédible de la lutte impartiale contre les manipulations de l’information, doit être soutenue financièrement via un fonds alimenté par les plateformes [NdA : l’emphase n’est pas de moi]. (source, archive)

Je dois avouer qu’à ce stade, je n’avais pas encore compris ce positionnement politique. Ce fut de courte durée. Les profils LinkedIn de l’ensemble du staff de l’ONG donnent pour employeur actuel une agence de communication : Saper Vedere.

Saper Vedere

Le site web de Saper Vedere est intéressant à analyser. Un thème similaire, un même hébergeur, et la même propension à utiliser des applications tierces là où un site web pourrait être utilisé. Les locaux de Saper Vedere sont les mêmes que ceux de EU Disinfolab, au numéro de téléphone près. Ce n’est donc pas une surprise de voir que les deux organisations sont juridiquement liées par un même trio : Nicolas Vanderbiest, Alexandre Alaphilippe et Gary Machado.

Source : Les Crises

Il est d’ailleurs intéressant de constater que Saper Vedere pré-date EU Disinfolab de quatre mois selon ces informations. Pourtant, le nom de domaine saper-vedere.eu fut déposé le 21 mars 2017 et Nicolas Vanderbiest se targue d’y travailler depuis septembre 2016 sur son profil LinkedIn. La date d’ouverture du compte Twitter @SaperVedereEU continue de laisser planer le doute sur la création de l’agence, tout comme la mention de l’arrivée en août 2017 d’un membre de l’équipe.

À partir d’ici, les choses se précisent. Cette position selon laquelle il faut des fonds pour lutter contre les fake news, elle s’explique parfaitement : c’est le business de ces gens que de lutter contre, pourquoi ne pas en profiter pour demander des subventions ? Je n’irais pas jusqu’à dire que EU Disinfolab fait de la désinformation pour créer le climat nécessaire pour vendre les solutions avec Saper Vedere, mais c’est bien par manque de preuves. En jetant un œil au directeur de Saper Vedere, nous pouvons même nous laisser aller aux théories du complot les plus folles.

Erwan de Rancourt

After graduate studies in international economy with a defence industry specialisation, Erwan joined “Nouvelle République”, the think tank of recognized French politician Michel Barnier. He worked as his ministerial adviser, and in 2009 followed him to Brussels, firstly in the European Parliament and then as his political advisor in the European Commission. After nine years of fruitful collaboration with Mr Barnier Erwan decided to join the private sector, where he offers his in-depth knowledge of both national and European institutions. The last 3 years he has been helping to develop a start-up in the field of structural health monitoring. At Saper Vedere he is in charge of the French market. (source, archive)

Erwan de Rancourt, du think tank Nouvelle République (droite pro-européenne), conseiller et proche de Michel Barnier (droite pro-européenne). Michel Barnier, qui a voté Emmanuel Macron. Michel Barnier, réputé proche de l’Élysée. D’autres ont noté la présence d’une militante LREM dans l’équipe de Saper Vedere. Dans tous les cas, on ne peut pas parler de neutralité politique.

Prudence de la raison

À ce moment de mes recherches, je restais prudent dans mes quelques conclusions. Je n’affirme pas qu’Emmanuel Macron pilote EU Disinfolab, ni même Michel Barnier, qui n’a probablement plus aucune espèce d’influence sur Erwan de Rancourt. Tout ce que l’on peut dire, pour le moment c’est ceci :

Ce faisceau d’indices ne prouvait rien. Tout au mieux pouvait-on suspecter que EU Disinfolab servait de devanture à Saper Vedere pour vendre ses produits aux entreprises. Tout cela à partir d’un chiffre inexact dans un rapport.

L’hypothèse américaine

Je pensais être le seul à avoir remarqué les dysfonctionnements de EU Disinfolab. Après tout, les journaux ne donnaient qu’un seul son de cloche. Je suis alors tombé sur un article du site Les Crises qui prenait un autre angle d’attaque : Le EU DisinfoLab à l’origine d’une intox : l’affaire Benalla, produit de la « russosphère » ? Des informations complémentaires que j’avais mises de côté apparaissaient comme de première importance.

EU Disinfolab était en effet financé « à hauteur de 100 000 euros alloués au cours de l’année 2017 » par Twitter4. En moins de trois mois d’existence, une organisation non-gouvernementale fondée en octobre 2017 se voyait ainsi offrir une subvention de la plateforme qu’elle étudie exclusivement, mais également un partenariat avec l’Union Européenne et un soutien de Atlantic Council. Ce dernier, think tank américain, est accusé par Les Crises d’être « un des leviers de l’influence américaine dans le monde ». Je ne suis pas géopoliticien, mais je reste prudent quant à l’importance de Atlantic Council : en 2015 et 2016, nous trouvons parmi les plus gros donateurs les Émirats arabes unis. Reste qu’effectivement engager Gregory L. Rohde, conseiller du président Bill Clinton, continue à soulever des questions quant à la neutralité de Saper Vedere, et par capillarité EU Disinfolab.

Gregory L. Rohde

Greg heads up Saper Vedere’s U.S. operations. His career in Washington, D.C. began by serving 11 years on Capitol Hill, including the House and Senate. In 1999, he was confirmed by the U.S. Senate to serve as the principal advisor to the President of the United States for telecommunications and information policy and head of a major federal agency that manages the U.S. federal electromagnetic spectrum (NTIA). (source, archive)

Que penser alors des autres partenaires de EU Disinfolab, comme le think tank tchèque European Values ou Defending Democracy, tous deux engagés politiquement dans une lutte contre le Kremlin ?

L’hypothèse d’une officine pilotée par Washington (et incidemment Emmanuel Macron) pour défendre ses intérêts contre l’armée de hackers de Vladimir Poutine est séduisante, et c’est bien pourquoi tant de mes contemporains l’ont avalé sans une once d’esprit critique. En témoigne, par exemple, ce porte-parole du PCF qui a directement sauté aux conclusions : l’Élysée a commandé une liste d’opposants politiques à une officine privée aux ordres des Américains. Bien sûr, cela rappelle les heures les plus sombres de notre histoire, au moins ça.

Je viens de découvrir que suite à l’affaire #AlexandreBenalla le pouvoir fiche celles et ceux qu’il qualifie « d’opposant ». Méthode digne des années sombres. Je m’aperçois également que mon nom y figure. Fichage illégal. Je vais saisir la @CNIL pour demander sa suppression. — @Portes_Thomas, 9 août 2018 à 03:57, archive

Pourtant, rien n’indique cela. Si l’on fait entrer une simple règle de raisonnement, une autre histoire bien plus probable se dessine.

Une histoire de rasoir

L’hypothèse de la bêtise

À l’instar du rasoir d’Ockham permettant de disqualifier une hypothèse peu économe en conjectures, le rasoir d’Hanlon veut qu’ il ne faut « jamais attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer ». EU Disinfolab aurait fiché les opposants politiques du gouvernement ? Il est bien plus simple d’attribuer cela à de l’incompétence crasse. Toutes les preuves que nous avons sur la méthodologie manquant de rigueur, sur la mise à disposition du dataset sur un hébergement Free, sur l’utilisation d’applications tierces et l’absence de connexion sécurisée… Tout cela tend à montrer que l’oubli d’anonymiser les listes du dataset n’est qu’une erreur de plus à mettre sur le compte de l’amateurisme de EU Disinfolab. Rappelons que ces listes ont été établies à partir des données fournies par l’API de Twitter, n’importe qui avec une licence Visibrain aurait pu les reconstituer, et le peut encore. Dès lors, comment expliquer que ce dataset, s’il était réellement un fichage politique demandé par le gouvernement, se soit retrouvé en accès libre ? Par incompétence ? Si l’on accepte l’incompétence de barbouzes, il est bien plus raisonnable d’accepter la bêtise dans l’hypothèse qui lui sied le plus.

La seule explication raisonnée qui me semble tenir la distance au vu des éléments présentés est la suivante : il ne s’agit pas tant d’un complot que d’une convergence d’intérêts privés. L’existence d’une agence de communication parallèle à l’ONG récupérant des subventions va à l’encontre d’une théorie du complot ; il était bien plus simple de ne gérer qu’une seule officine plutôt que deux, surtout quand celles-ci ne cherchent pas à couvrir leurs traces. Prenons donc l’angle de la bêtise pour tenter de reconstituer au mieux l’histoire entourant EU Disinfolab.

Convergence des intérêts

Revenons en septembre 2016. Jusque-là s’occupant de sujets allant des bad buzz aux attentats, Nicolas Vanderbiest voit le bon filon dans la présidentielle française. Qui pourrait l’en blâmer ? Il n’était pas le seul. Faisant d’abord un travail proche de ce qu’il effectuait d’habitude, il voit que cela ne suffira pas à le faire connaître. Il passe alors à l’échelon supérieur en s’inspirant de l’affaire des e-mails d’Hillary Clinton. Le succès est au rendez-vous, surfer sur la vague des méchants Russes en ingérence paie et il connait une ascension fulgurante. Vanderbiest rencontre alors Alexandre Alaphilippe et Gary Machado avec pour projet de fonder une agence de communication (dépôt du nom de domaine en mars 2017) : Saper Vedere. Voyant que défendre l’unique candidat pro-européen crédible quitte à propager des rumeurs infondées5 fonctionne bien, les trois comparses créent Saper Vedere en dur. Leur évènement Disinfolab de septembre 2017 intéresse différents think tank, l’Union Européenne et même Twitter. Voyant qu’il y avait un coup à jouer à bosser sur les deux tableaux (le politique et l’économique), les trois compagnons fondent l’EU Disinfolab en décembre 2017.

À ce stade de cette histoire, nous voyons l’intérêt de fonder une ONG. EU Disinfolab s’occupe de créer le climat adéquat pour obtenir des subventions de ses différents partenaires, et les entreprises qui auront pris peur se dirigeront vers Saper Vedere et ses produits. L’intérêt des différents think tank ? Continuer la tactique consistant à discréditer une fuite de données sur base d’une potentielle cyber-attaque du Kremlin. Ce fut le cas des e-mails de Clinton (authentiques mais que l’on a oubliés), du MacronLeaks (à quelques exceptions, e-mails authentiques mais que l’on a oubliés), etc. L’intérêt de Twitter ? Relisez le communiqué de EU Disinfolab sur la loi anti-fake news : il est bien plus économique de donner quelques fonds à une ONG auto-proclamée experte dans le domaine qui ne viendra pas vous demander de changer plutôt que d’engager une équipe qui fera un travail utile.

Inciter les plateformes et la société civile à se réunir ne produira aucun effet. (source, archive)

Le positionnement de EU Disinfolab sur ce projet de loi s’éclaire lorsque l’on comprend que ce n’est là qu’un moyen supplémentaire de récupérer des subventions en produisant trois analyses biaisées dans l’année et sans impacter la plateforme elle-même. Frédéric Lefèbvre et Benjamin Griveaux commandant un travail à EU Disinfolab ? Pourquoi ne pas commander un rapport aux quelques personnes qui nous ont aidé par le passé, qui ont sans doute une orientation politique similaire, et qui passent encore pour des experts en ne produisant rien de sérieux qui puisse nous mettre en péril ? Si l’on veut contrôler l’information sur une plateforme en ligne, comme semble le préconiser le projet de loi contre les fake news, autant le faire en passant par un groupe facilement manipulable.

Cette histoire n’est pas une affirmation, elle n’est qu’une conséquence de l’hypothèse de la bêtise. Il est bien plus probable que nous soyons face à une convergence des intérêts privés plutôt qu’à une conspiration ; Nicolas Vanderbiest et son équipe ayant su tirer leur épingle du jeu en se positionnant au bon endroit pour récupérer des subventions, recueillir des soutiens politiques et vendre leurs produits. Créer le problème, clamer être le chevalier blanc, et vendre la solution, technique classique de marketing qui a fait ses preuves depuis au moins la parade du printemps de 1929.

L’affaire du troisième fichier

À la lumière de cette petite histoire, le communiqué de EU Disinfolab du 11 août6 semble aller de soi, tout comme sa tentative de couvrir un éventuel troisième fichier bien plus compromettant. Circulant en parallèle des deux autres fichiers du dataset fourni en lien de l’étude, ActeursClassés.xlsx est certes possiblement un faux puisque l’analyse de ses métadonnées indique qu’il n’a pas été créé sur le même poste de travail. Il s’agit d’un fichier créé sur Windows par un Utilisateur Microsoft Office le 5 août7. Le même Utilisateur Microsoft Office qui a créé les deux autres fichiers ? Rien ne permet de l’affirmer, ni même de l’infirmer.

Reste que cette liste contient 3392 comptes hyperactifs. Si ce fichier est bel et bien un faux, comment expliquer qu’il ait été créé et modifié avant la mise à disposition des deux autres ? S’il est faux, comment arriver à cette analyse de début d’étude avec le dataset fourni ?

Des pics de création lors des années électorales

Ces comptes sont clairement militants et à intentions militantes. Cela se remarque d’ailleurs dans le pic des dates de création de leurs comptes qui correspond aux périodes d’élections présidentielles : 2012 et 2017.

Habitant nulle part

Un autre fait intéressant est le fait que 41,9 % de ces comptes n’ont aucune information à propos de leur localisation. Si l’on ajoute l’item France aux personnes sans aucune information de localisation, nous sommes à 50 % des individus identifiés. (source, archive)

Qu’il soit authentique ou fabriqué, ce troisième fichier montre le manque de rigueur scientifique de EU Disinfolab en la matière. Pas une seule liste, qu’elle provienne de Nicolas Vanderbiest ou de EU Disinfolab, ne permet d’avancer le nombre de 3378.

Les excuses de Nicolas

Enfin, le 10 août, Nicolas Vanderbiest a présenté des excuses en passant par la plateforme tierce Medium (choix intéressant, lorsque l’on possède trois sites différents où s’exprimer). Son billet n’évoque rien de plus qu’une maladresse et une méthodologie à débattre, ce qui tend à confirmer notre hypothèse de la bêtise.

Concentré sur l’écriture de ma thèse, j’ai renvoyé ces sollicitations vers le EU DisinfoLab, association sans but lucratif que j’ai co-fondée et qui réalisait l’étude en suivant ma méthodologie. […] Je me suis senti contraint de prouver le bien-fondé de ma méthodologie. Par soucis de transparence, nous avons rendu publiques les données de l’étude pour qu’ils constatent par eux-mêmes notre intégrité. […] Dans mon prisme de doctorant, je ne pouvais soupçonner que le partage de ces données aurait une telle portée. […] Cette méthodologie peut être débattue. (source)

Conclusion prudente

Nous en savons encore peu sur le sujet, mais avec les éléments en notre possession il est peu prudent de sauter à la conclusion d’une conspiration, qu’elle porte sur un fichage politique des opposants commandé par le gouvernement, ou bien une machination américaine pour prendre le contrôle de l’information.

Néanmoins, l’importance qu’a eu Nicolas Vanderbiest et EU Disinfolab dans son ensemble est symptomatique d’un problème plus profond. Quand un groupe de communicants est capable de modeler le paysage médiatique voire politique d’un pays, cela demande une sérieuse remise en question de nos institutions. Historiquement, de tels procédés existent au moins depuis les années 1920 ; le père des relations publiques Edward Bernays les décrit dans son ouvrage Propaganda. La différence ici, c’est que EU Disinfolab ne semble pas vouloir fabriquer du consentement, mais simplement être reconnu comme un organisme de premier ordre et toucher les subventions qu’un telle organisation mérite.

Ma conclusion prudente sur cette histoire de fichage politique est donc la suivante : il faut cesser de prêter une quelconque importance aux travaux de EU Disinfolab, tout en se rappelant que l’ONG n’a sans doute agi que par maladresse. La leçon à en tirer est simple : continuez de développer un esprit critique, et ne sombrez pas dans l’hystérie collective lorsqu’elle se base sur une théorie du complot.


  1. Un WHOIS effectué sur le nom de domaine disinfo.eu nous informe qu’il a été déposé le 2 octobre 2017 via Gandi. De là à affirmer que le site se trouve bien sur un hébergement Gandi, il n’y aurait qu’un pas. ↩︎

  2. Et, de fait, les journalistes ont mordu à l’hameçon en recopiant la dépêche AFP. Il ne s’agit pas ici de les blâmer de ne pas avoir fait un travail de vérification, parce que les conditions de travail mêmes les en empêchent. Reste qu’une dizaine de minutes étaient suffisantes pour découvrir la mascarade, et que même la plateforme de vérification des faits de Libération n’est pas allée aussi loin. Cela ne fait que valider les dysfonctionnements qui semblent toucher la profession. ↩︎

  3. Comme le sont la plupart des études scientifiques, même publiées par un organisme. ↩︎

  4. Information qui semble confirmée par EU Disinfolab d’un versement de 125 000 dollars américains par Twitter en janvier 2018 :

    à la suite des manipulations survenues pendant la campagne américaine de 2016, et qui impliquait l’achat de publicités par Russia Today et Sputnik, Twitter s’est engagé le 26 octobre 2017*(6) à redistribuer les 1,9 millions de dollars vers des organisations luttant contre la désinformation. À ce titre, le EU DisinfoLab a reçu 125 000 $ en janvier 2018. (source, archive)

    ↩︎

  5. Voir le différent qui l’oppose à Stéphanie Lamy, par exemple, ou bien l’absurdité de l’affaire de l’Ami Criméen, ou bien encore Jack Posobiec. Les exemples ne manquent malheureusement pas. ↩︎

  6. Un grand nombre de personnes se sont senties fichées. Nous ne l’avions pas du tout anticipé en rendant ces données publiques. Nous sommes sincèrement et profondément désolés et nous en tirerons toutes les leçons. L’étude publiée repose sur une base légale. Elle est fondée sur l’exercice du droit à la liberté d’information et du droit du public à l’information, ce qui constitue un intérêt légitime au regard du RGPD et ne nécessite donc pas de recueillir le consentement des personnes concernées. Notre étude s’inscrit aussi dans l’exception prévue par le RGPD selon laquelle il peut être fait exception à l’obligation d’informer les personnes concernées si cela est nécessaire pour concilier le droit à la protection des données et à la liberté d’expression et d’information.

    ↩︎

  7. Ce qui correspond à la date du fichier de données brutes partagé par Nicolas Vanderbiest sur son Dropbox. Cela va dans le sens de ses excuses sur Medium : après avoir récupéré des données brutes, il les aurait envoyé à Alexandre Alaphilippe pour analyse. ↩︎


Citer cet article : Guillaume Litaudon, « Une histoire de rasoir », Yomli (ISSN : 2592-6683), 12 août 2018.