La méthode scientifique: Digital Labor : tout clic mérite-t-il salaire ? - Radio France

J'ai réfléchi là-dessus il y a quelques semaines, et du coup je sais pas encore s'il faut changer la définition du travail ou non. Celle de Marx est trop vague, celle d'Arendt inapplicable ici, celle de Gorz exclut la rémunération dans ce cas-ci. (J'ai classé par finesse.)

(Pas encore écouté l'émission.) La question centrale est de savoir si l'on doit rémunérer une activité dont la fin primaire n'est pas la création de valeur d'usage quantifiable destinée à un échange marchand sur un marché concurrentiel. C'est plus complexe qu'on ne le pense. C'est un problème similaire, tangentiellement, à celui du « travail ménager ».

On peut voir cela comme de la création de valeur marchande indirecte, mais dans ce cas il faudrait expliquer pourquoi on ne rémunère pas les autres formes de création de valeur. Je pense par exemple aux marchés aux mégots de tabac qui avaient lieu au début du XXe siècle. Si je jette un mégot de cigare, je crée indirectement de la valeur pour celui qui le ramasse et le revend. Pourtant le but primaire n'était pas de la création de valeur. L'exemple est vieillot, mais on peut penser au tri du carton et du papier de nos jours, le papier recyclé étant revendu.

Le problème de ce point de vue, c'est que si l'on accepte la rémunération au clic, on peut continuer sur la lancée avec des tas d'autres activités, jusqu'à englober la grande majorité des activités humaines. C'est qu'on manque là d'une définition stricte du travail économique. Ça fera plaisir aux économistes et sociologues, à tous ceux favorables à un salaire à vie « parce que toute activité mérite un salaire » (remarquez que ce sont les mêmes qui viennent ensuite vous dire que c'est un scandale que la sphère économique envahisse tout).

L'autre point de vue, c'est de voir les acteurs du web comme proposant un service contre rémunération, que ce soit en temps de vie utilisé (remplissage d'un captcha) ou en données personnelles (monnaie utilisée). Dans ce cas, ce ne sont pas les internautes qui travaillent, mais qui sont clients d'un service, dont la monnaie utilisée est ensuite convertie en dollars sur le marché. Chacun serait alors libre de se dire que le prix du service est trop élevé. Le problème, c'est que ce temps de vie ou cette donnée perso est difficilement quantifiable par le client, et la monnaie utilisée est obscure.

Si l'on adopte ce point de vue, alors cacher des trackers s'apparente à mentir sur le prix. Il reste donc du chemin à faire pour une véritable éthique du milieu numérique, avec une réelle clarification des prix des services. Le truc amusant avec ce point de vue, c'est qu'il est majoritairement adopté par les acteurs du web, sans qu'ils ne mesurent cette portée éthique : en cachant le prix réel du service, ils se comportent en voyous qui n'ont pas leur place sur un marché libéral sain.

Donc voyez, il y a des points intéressants des deux côtés, et les deux points de vue procèdent d'un manque de définition claire de ce qu'est le travail économique.

(Quand je dis « marché libéral sain » c'est que les théoriciens libéraux au moins jusqu'à Hayek posent des limites au marché, conséquence logique au postulat que l'homme est un loup pour l'homme.)

Pour vous aider à voir où est le problème, j'ai une expérience de pensée pour vous. Vous achetez un cadeau de Noël à quelqu'un. Si la personne revend le cadeau, devez-vous être rémunéré•e ? Si oui, pourquoi ne pas être rémunéré si la personne ne revend pas le cadeau ? Et que faire si l'on ne sait pas si elle a revendu le cadeau ? Dans les trois cas il y a la même activité (que l'on peut associer à celle de livraison de colis ou d'import/export). Selon votre définition du travail, vous êtes rémunéré•e dans un, deux, trois voire aucun cas.

Nocline 🌬🍂• La Bombe Humaine♅✨• (@Nervia_Nocline): "Ce n'est qu'un des nombreux exemples qui me vient. J'ai le sentiment que le temps a changé de valeur d'un point de vue philosophique, son importance, sa nature même, quelque chose…" / Twitter

D'un point de vue philosophique, ça s'appelle la rationalité économique, la valeur ou le capitalisme selon le degré de finesse du philosophe.

Note

« Oh là là le problème ce sont les 35h, il faut travailler plus pour produire plus. »

Juste comme ça, voici les stats de l'OCDE sur les heures travaillées : https://data.oecd.org/fr/emp/heures-travaillees.htm

Le travailleur moyen fait 1520 heures par an en 2018.

C'est moins que les 1607 heures légales. https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F1911

Si on part sur la base de 46 semaines travaillées (ce qui semble être le cas dans le calcul des 1607 h), cela nous donne 33 h par semaine. On est, en moyenne, en dessous des 35 h.

Ce qui signifie que si le problème vient vraiment des 35 h, alors son envers est le temps partiel. Cela fait depuis la moitié des années 1970 qu'on travaille moins que la moyenne. Ce ne sont donc pas les 35 h qui ont engendré un problème. Par contre, on voit nettement la dégringolade depuis 1950, puis la stabilisation depuis le début des années 2000.

Autrement dit : avant de réformer les 35 h, embauchez à temps plein.

Autre chose, ce graphique me semble assez significatif. En rouge les heures travaillées en France, en noir la moyenne de l'OCDE.

De deux choses l'une : ou bien la dégringolade a été stoppée parce qu'elle a atteint une sorte de seuil (on ne peut pas travailler moins, quoi qu'on fasse), ou bien les 35 h ont stabilisé cette courbe. Quand je dis que cette dégringolade ne semble pas due aux 35 h, c'est que, toutes choses étant égales par ailleurs, le volume des heures travaillées a diminué ces 65 dernières années.

Prenez la population active de 1954 : https://www.persee.fr/doc/estat_0423-5681_1955_num_10_10_9013

Dans le premier cas, réformer les 35 h ne devrait a priori pas avoir d'effet puisque cette dégringolade ne semble pas due aux 35 h. Dans le second cas, réformer signifie reprendre cette dégringolade. On a « perdu » 8 % d'heures sur le volume, et l'on a « gagné » 40 % de travailleurs.

Autrement dit, on fait MOINS d'heures avec BIEN PLUS de travailleurs. 19,1 millions (j'enlève les chômeurs du décompte [331 500]). Cela représente 44,4 milliards d'heures.

En 2019, on en trouve 26,9 millions. Environ 40,9 milliards d'heures. Cela explique mécaniquement ce qu'on observe à côté : augmentation du temps partiel, de la précarité, explosion du chômage. Si le problème était dû aux 35 h, il faudra m'expliquer pourquoi, avec autant de travailleurs supplémentaires, nous n'arrivons pas à faire le même nombre d'heures en volume, tout en étant pas en récession (pas de perte de productivité). L'explication la plus probable est qu'il s'agit là des effets de la technique, qui tend à augmenter la productivité dans le même temps qu'elle diminue le volume d'heures nécessaires.

Mettre tous les actifs à temps plein ne suffirait pas à remonter au niveau de 1954. Il faudrait embaucher 700 000 personnes, soit le double des emplois non-pourvus d'après Pôle emploi.

https://www.lesechos.fr/2017/12/emplois-vacants-les-chiffres-de-pole-emploi-qui-vont-relancer-le-debat-189975

Mais même si l'on n'admet pas cette hypothèse, cela montre qu'il n'y a de moins en moins de travail, puisqu'on perd en heures tout en étant obligé de les répartir sur bien plus de travailleurs. Donc si vous pensez qu'il faut réformer les 35 h, alors on se retrouvera avec des chômeurs supplémentaires et du temps partiel précaire.

Voilà le point où je voulais en venir : quel que soit l'angle sous lequel vous abordez la chose, on se retrouve avec des chômeurs et précaires par nécessité. Pas parce qu'ils sont fainéants ou qu'ils n'ont pas travaillé à l'école. Je ne dis pas qu'il n'y en a pas. L'augmentation du travail et la fainéantise des chômeurs, c'est une idéologie. Un système de valeurs contredites par les faits mais auquel vous adhérez pour votre propre servitude. C'est de la morale d'esclave, quel que soit la façon dont on l'aborde. Je dis qu'il y aura toujours une plus grande partie de nécessaire. Ce n'est pas en réformant les 35 h ou l'assurance chômage qu'on reviendra au point d'il y a 60 ans.

(Je ne reviendrai pas sur la société duale de Gorz, mais on semble être en plein dedans ici.)

Cela ne serait pas un problème, si en avançant cette idéologie vous ne marchiez pas sur les crânes de ceux qui n'ont rien. Si, en alimentant votre propre servitude vous ne meniez pas une guerre contre tout un pan de la société, dont les conséquences sont mortelles. Factuellement, vous êtes les instruments d'une prise d'otage touchant à la survie même des individus qui n'ont pas le privilège que vous avez. Il serait temps d'en prendre conscience, #LaPrecariteTue

Du coup cela participe à une sélection a priori de celle du marché du travail. Les internes rebelles, ceux qui comprennent le mieux les mécanismes de fonctionnement du monde et qui sont donc les plus à même de réussir dans l'université moderne, sont marginalisés. De sorte qu'un tel dispositif participe pleinement à ce que Alain Deneault pointe comme l'université qui tend à vendre ses étudiants comme des produits à l'entreprise, ce que Lyotard montrait déjà à son époque en constatant la fin de l'université moderne se réclamant du projet des Lumières (accomplissement de soi par le savoir). Mais là je ne parle que du côté « sélection des plus motivés » du truc.

Sur le côté travail camouflé coupant l'herbe sous le pied à de réelles questions de salaire (des étudiants mais pas que), il y aurait à dire également.

Note

J'aime recevoir un mail publicitaire sur une adresse uniquement utilisée pour l'AFNIL (attribution d'ISBN)… en désaccord manifeste avec sa page de protection des données https://www.afnil.org/protection-des-donnees-personnelles/

Puis depuis quand l'obtention d'une liste d'ISBN est payant ? Mars 2019 ?!

C'est exactement comme lorsque vous montez une entreprise. Ce qui est amusant c'est qu'en cas de déménagement l'URSSAF peut avoir du mal à vous localiser/mettre à jour sa base, mais vous recevez quand même les pubs à la bonne adresse (et vous continuez à en recevoir un paquet).

Note

« Le travail ne s'accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu'on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu'on en jouit […] » — Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934

Si je la cite comme ça, c'est qu'elle donne dans l'introduction l'une des thèses qui sera développée par André Gorz dans Métamorphoses du travail… 50 ans plus tard.

Or la thèse de Gorz repose sur des mutations techniques qui auraient eu lieu durant ces 50 années. Ça met un peu de plomb dans l'aile de cette thèse, il faudra l'appuyer davantage si on veut l'utiliser.

L'autre chose à remarquer, c'est qu'en 1934 il y a certes un bond du chômage, mais que ça reste peanuts par rapport à ce qu'on a connu depuis. Les sources vont entre 340 000 et 500 000 chômeurs, selon les méthodes de calcul. Sur une population active entre 20 et 21 millions de personnes, c'est peu.

Sauf que. En réalité si l'on jette un œil aux stats du chômage partiel, on peut redresser le tout.

« L'aggrégation du chômage recensé et du chômage partiel aboutit à un taux […] de 10,1 % en 1936, soit une situation très proche de ce qui prévalait en Allemagne, au Royaume-Uni ou aux États-Unis. » https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1996_num_52_1_3561

Voilà notre agrégat de chômeurs et de précaires qui constitue, avec les travailleurs privilégiés, la société duale de Gorz. Je ne dis pas que Gorz a tort, mais qu'il y a chez lui une répétition, si ce n'est une réactualisation, d'un moment qui a déjà existé sous une autre forme.


La phrase d'après est pas mal non plus : « Les chefs d'entreprise eux-mêmes ont perdu cette naïve croyance en un progrès économique illimité qui leur faisait imaginer qu'ils avaient une mission. »

Ah. Ah. Ah. On est 85 ans après, hein.

« Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisque au lieu du bien-être il n'a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre ; au reste les innovations techniques ne sont plus admises nulle part, ou peu s'en faut, sauf dans les industries de guerre. »

Partagé sur Internet avec un ordinateur. Là est la limite de Weil.


« Enfin la vie familiale n'est plus qu'anxiété depuis que la société s'est fermée aux jeunes. La génération même pour qui l'attente fiévreuse de l'avenir est la vie tout entière végète, dans le monde entier, avec la conscience qu'elle n'a aucun avenir, qu'il n'y a point de place pour elle dans notre univers. »

La question que je pose c'est : Weil écrit durant une crise. Est-ce que le fait qu'on y trouve un portrait si saisissant de notre propre époque est dû à la répétition d'une crise de même forme ou à la durée de celle-ci ? Dit autrement : est-ce qu'elle peint le tableau d'un capitalisme intempestif, ou simplement d'une crise économique ?

Précarité : près de 20 % des étudiants vivent en dessous du seuil de pauvreté - Le Monde

Note sur la méthode de calcul. Sachant que dans les faits des parents ne vont pas nécessairement aider leur enfant (et allez faire un procès à vos parents...), on peut dire qu'il s'agit de l'estimation basse.

Et voilà ce qu'il faut répondre aux boomers. Biais du survivant, toussa...