Théorie de l’enquête à l’épreuve de la philosophie de l’éducation
Le philosophe américain pragmatiste John Dewey (1859–1952) est principalement connu pour ses développements en pédagogie et philosophie de l’éducation. Il est toutefois intéressant de se pencher sur sa théorie de l’enquête, qui permet de résoudre des situations sociales particulièrement épineuses.
Situation indéterminée
Plaçons-nous dans le champ hypothétique un instant. Prenons le cas d’un professeur de philosophie particulièrement amateur de la pensée de John Dewey. Œuvrant à « la création d’un monde meilleur1 », il saisirait l’occasion qui lui serait donnée d’offrir un séminaire particulièrement atypique à ses élèves : deux journées d’ateliers de vulgarisation en philosophie de l’éducation, et quelques heures d’un colloque de sociologie. Tout cela, sans préparer ses étudiants, sans même les rencontrer au préalable, sans leur faire parvenir la moindre fiche. On ne pourrait y voir qu’une forme d’un pragmatisme bienvenu, à ce stade. En effet, pour cadrer au mieux cette expérience de pensée, postulons que ce professeur agisse réellement avec l’intention d’éduquer par la pratique, et qu’il n’est pas motivé par quelque raison moins honorable. À quoi sert cette forme d’éducation – car cela ne peut être fait que dans un but pédagogique –, et que peuvent en tirer ses étudiants ?
Il s’agit là d’une situation objectivement indéterminée, condition d’une enquête. Pour Dewey, en effet, « les problèmes qui provoquent l’enquête ont pour origine les relations dans lesquelles les êtres humains se trouvent engagées2 ». Nous avons bien un problème de relation entre des êtres humains. D’un côté, des étudiants ne comprenant pas les raisons pédagogiques de leur présence à des ateliers et colloques, de l’autre un professeur se demandant ce que les premiers ont pu tirer de cet enseignement hétérodoxe. Si l’on en croit Dewey, la première étape de notre enquête consisterait à chercher les éléments constitutifs de l’indétermination de la situation. L’intuition jouant alors son rôle, nous pourrions trouver des hypothèses menant à une solution. Si l’hypothèse « une fois suggérée et soutenue, se développe en relation avec d’autres structures conceptuelles jusqu’à ce qu’elle reçoive une forme dans laquelle elle peut produire et diriger une expérimentation3 », nous pourrons la valider, la modifier ou la rejeter. Une fois cette boucle expérimentale achevée, nous serions parvenus à une « assertibilité garantie », c’est-à-dire des conditions qui nous permettraient de sortir de l’indétermination.
Enquête
Recherche des éléments constitutifs de l’indétermination
Débutons donc notre enquête. Un rapide tour de table des étudiants nous en apprend plus sur la situation. Aux deux journées d’ateliers philosophiques étaient conviés les étudiants de plusieurs disciplines : sciences de l’éducation, cadres de santé, musiciens intervenants, etc. Peu avant ces ateliers, les différentes composantes ont eu accès au programme et au corpus abordé. Premier point saillant : les étudiants en philosophie n’ont pas reçu tout ce bagage à l’avance. Ni le programme, ni les textes. Ils ont donc dû faire montre d’une faculté d’adaptation qui aura été épargnée aux autres filières, sans compter l’impression générale d’être mis de côté sciemment. Plusieurs étudiants en philosophie se sont même posé la question : « que faisons-nous là ? ». Devant un contenu intellectuel de bien moindre qualité que celui donné par d’autres enseignants, certains ont avancé des suppositions sur leur rôle. Étaient-ils placés là comme des pions pour servir de modérateurs ? Si tel était le cas, pourquoi ne pas les en avoir informé au préalable ? Et surtout, pourquoi les avoir écartés de l’aperçu des sujets ? S’il s’agissait d’une simple erreur de secrétariat, pourquoi s’est-elle réitérée sur la seconde journée ? Ce manque de communication pose un premier point constitutif de l’indétermination de la situation.
Le second point semble provenir des sujets mêmes de ces deux ateliers. Le premier était « reconnaissance, attention et prendre soin ». Le second, « autorité, autorisation et bienveillance ». Donner des sujets que d’aucuns qualifieraient de vagues, c’est le propre du professeur de philosophie. Devoir se pencher sur des sujets aussi larges, sans l’appui d’un corpus pour indiquer une direction qui plus est, c’est poser un navigateur dans un océan inconnu en lui intimant l’ordre de rejoindre la rive. La philosophie étant matière d’interprétation, et puisque Dewey lui-même ne croyait pas en une Vérité « fixe, immobile, hors du temps4 », le point de vue développé à l’un des groupes d’ateliers était aussi légitime que celui élaboré dans un autre. De sorte que finalement, les étudiants en philosophie sortaient de ces journées avec le constat amer d’un double échec : ne pas avoir pu élever le débat au-delà des simples opinions préconçues, et ne pas y avoir gagné en connaissances ou en méthode.
Un troisième point constitutif peut être trouvé dans la forme des ateliers. Constitués d’une demi-journée en petits groupes, ils étaient assortis d’une courte présentation d’intervenants somme toute enthousiastes. Cette présentation était l’occasion de défaire méthodiquement tout ce qui avait été entrepris au préalable. Un groupe pensait que l’autorité pouvait se penser comme cela ? La présentation allait dans le sens contraire, un unique texte à l’appui, et sans qu’aucune subtilité dans le raisonnement ou contradiction ne soit abordée. De nombreux étudiants en philosophie y ont vu une arnaque intellectuelle : en premier lieu, il s’agit de laisser patauger les élèves sans aucune indication, pour dans un second temps leur asséner la voie véritable et unique, drapée de cette aura qu’ont les objets de l’intellect que l’on n’aurait pas atteint par soi seul. Ce phénomène psychologique de contraste est d’ailleurs utilisé de nos jours par toutes sortes de complotistes et d’illuminés de tous bords, preuve s’il en est de son efficacité. Devant l’usage d’un procédé qu’ils voient comme particulièrement malhonnête, qu’ils ont appris à reconnaître, et dont ils espèrent se protéger, certains étudiants en philosophie ont été dégoûtés de ces journées.
Un quatrième point peut être saisi dans la seconde partie du séminaire constitué de quelques heures glanées à un colloque de sociologie. Les étudiants y sont arrivés sans y être préalablement préparés, lâchés comme des observateurs dans un monde aux méthodes et aux objets qu’ils ne maîtrisent pas. Passées deux heures d’éloge d’une obscure figure de l’École de Chicago dont ils n’en connaissaient jusqu’alors l’existence qu’en tant que note de bas de page, des ateliers de recherche étaient organisés. Chaque intervenant y allait d’une petite présentation sur son domaine, les questions des autres chercheurs servant à élever la discussion dans les détails. Faute de préparation, les étudiants en philosophie se sont vus cantonnés à un rôle d’observation des pratiques professionnelles. Le contenu était trop pointu sur un sujet inconnu pour qu’ils puissent intervenir ou même saisir autre chose que quelques bribes. C’est donc la pratique professionnelle de l’atelier qu’ils ont dû observer. Faute de préparation, ce n’est qu’une unique présentation à laquelle ils ont eu la chance d’assister, réduisant d’autant plus à leurs yeux l’intérêt pédagogique. Faute de préparation, toujours, l’atelier a débuté avec une heure de retard, ce qui eu des répercussions sur l’emploi du temps des étudiants. Enfin, et puisqu’il faut une petite touche d’humour, faute de préparation les étudiants n’ont pas été conviés au petit-déjeuner de lancement de la journée, ni même invités – comme l’ont été les autres intervenants – dans l’un des restaurants de la ville. L’absence de croissants pourrait être risible, mais elle est au contraire cruciale dans la fortification de l’impression qu’ont eu les étudiants d’être à la fois mis de côté et placés là comme des pions en ayant perdu de vue leur intérêt pédagogique.
Enfin, un cinquième point est nécessaire pour que la situation soit douteuse. Pour cette expérience de pensée, nous établissons que l’intention et les attentes du professeur ne peuvent être connues, et sont réduites à hypothèses. Amateur, on l’a dit, de la philosophie de John Dewey, c’est de ce côté qu’il faut rechercher une esquisse de sa pédagogie. Pour Dewey, la pensée et la pratique se confondent, la pensée provient de la pratique insérée dans un contexte social. L’expérience pratique est donc essentielle. Il s’agit, pour l’enfant, « de communiquer, de construire, de chercher à savoir et d’affiner son expression5 », en « [créant] des conditions obligeant l’enfant à participer activement à la construction personnalisée de ses propres problèmes et à concourir à la mise en œuvre des méthodes qui lui permettront de les résoudre6 ». Tout cela conduit à libérer l’enfant pour en favoriser le sens démocratique. L’école, pour Dewey, doit être « une institution qui soit, provisoirement, un lieu de vie pour l’enfant, où l’enfant soit un membre de la société, ait conscience de cette appartenance et accepte d’apporter sa contribution7 ».
Formulation d’une hypothèse
Prenons pour hypothèse que notre enseignant fictif ait réellement voulu agir selon l’idéal de Dewey. Plusieurs problèmes sautent aux yeux. Le premier, et non des moindres, est que Dewey traite ici de l’école, avec ses enfants. Nos étudiants hypothétiques sont des adultes, déjà insérés dans la société démocratique et pour certains déjà sur le marché du travail. Appliquer à la lettre les préconisations de Dewey serait source d’une certaine infantilisation qui pourrait expliquer certains des points constitutifs que nous avons évoqués. Un autre problème apparaît d’emblée : l’école de Dewey doit être « un lieu de vie », pour que l’enfant « soit membre de la société » et accepte « de participer activement ». Il semble bien que ce soit le but voulu par notre enseignant, mais que sa réalisation soit allée dans le sens contraire, par manque de communication, mais également par l’attitude même de notre professeur fictif. Mayhew et Edwards écrivent ainsi sur l’institutrice de l’école Dewey : « elle doit voir toutes choses avec [les yeux des enfants] et avec les limites qui sont celles de leur expérience ; mais, lorsque la nécessité s’en fait sentir, elle doit être capable de recouvrer sa vision exercée et, avec le point de vue réaliste de l’adulte, de fournir aux enfants les repères du savoir et les outils de la méthode8. » En oubliant de voir les choses selon le point de vue de ses étudiants, mais surtout en ne leur fournissant pas « les repères du savoir et les outils de la méthode », l’enseignant semble avoir fait germer d’autres points constitutifs.
En bref, l’hypothèse est la suivante : le professeur a réellement voulu suivre la méthode d’enseignement de John Dewey, mais la pratique s’est révélée plus ardue et a causé un doute profond qui s’est installé chez ses étudiants. Ce problème dans l’application de la théorie résulte d’un manque de préparation et d’un manque de communication au préalable. D’autres hypothèses pourraient être formulées, mais nous les jugeons moins probables9 : enseignement par le négatif10, incapacité pédagogique de l’enseignant11, etc.
Expérimentation
Notre hypothèse a-t-elle une forme qui permet de produire une expérimentation pour la valider, la modifier ou la rejeter ? Elle semble simple à trouver : il suffit d’informer notre professeur hypothétique des causes du doute, et s’il est bien motivé par la méthode d’enseignement de Dewey il travaillera ces causes afin de donner à ses étudiants l’enseignement voulu. Postulons que ce séminaire ait été proposé plusieurs années d’affilée, il suffirait de recueillir les témoignages d’autres participants pour vérifier la présence de ces points constitutifs de l’indétermination. Si présence il y a, cela ne nous renseigne pas sur la validité de l’hypothèse, mais si au contraire c’est l’absence qui prime, alors par l’étude comparative des différentes situations nous pourrions valider nos causes.
Dans tous les cas, c’est là que nous devons sortir du domaine hypothétique. L’enquête de Dewey porte sur des objets réels, des situations particulières. Son pragmatisme l’empêche de chercher une solution a priori. Voilà pourquoi nous ne pouvons aller plus loin : l’expérimentation doit se faire de manière concrète pour qu’une solution en émerge. Cette expérience de pensée nous aura surtout servi à montrer les différentes étapes de l’enquête devant une situation indéterminée. Si d’aventure un lecteur se trouvait face à une situation similaire, il saurait ainsi appliquer la méthode, et parvenir à une solution.
Références
Dewey, John, Reconstruction en philosophie, Paris, Publications de l’Université de Pau & Farrago & Éditions Léo Scheer, 2002, préface de Richard Rorty.
Dewey, John, La formation des valeurs, Paris, La Découverte, 2011.
Dewey, John, Logique. La théorie de l’enquête, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.
Dewey, John, School and Society : Being Three Lectures, Chicago, University of Chicago Press, 1899.
Dewey, John, « Democracy in Éducation », The Middle Works, vol. 2, Carbondale, SIU Press, 1976.
Dewey, John et Boydston, Jo Ann, The Early Works of John Dewey. 1882–1898, vol. 5 : Early Essays. 1895–1898, Carbondale, SIU Press, 1992.
Mayhew, Katherine Camp et Edwards, Anna Camp, The Dewey School. The Laboratory School of the University of Chicago, 1896–1903, Piscataway, Transaction Publishers, 1966.
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D’après Richard Rorty, la question fondamentale pour Dewey est : « que peuvent les professeurs de philosophie pour contribuer à la création d’un monde meilleur ? » (Rorty, Richard en préface de Dewey, John, Reconstruction en philosophie, Paris, Publications de l’Université de Pau & Farrago & Éditions Léo Scheer, 2002, p. 15). ↩︎
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Dewey, John, La formation des valeurs, Paris, La Découverte, 2011, p. 101. ↩︎
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Dewey, John, Logique. La théorie de l’enquête, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 177. ↩︎
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Dewey, Reconstruction en philosophie, op. cit., p. 21. ↩︎
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Dewey, John, School and Society : Being Three Lectures, Chicago, University of Chicago Press, 1899, p. 30. ↩︎
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Dewey, John, « Democracy in Éducation », The Middle Works, vol. 2, Carbondale, SIU Press, 1976, p. 284. ↩︎
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Dewey, John et Boydston, Jo Ann, The Early Works of John Dewey. 1882–1898, vol. 5 : Early Essays. 1895–1898, Carbondale, SIU Press, 1992, p. 224–225. ↩︎
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Mayhew, Katherine Camp et Edwards, Anna Camp, The Dewey School. The Laboratory School of the University of Chicago, 1896–1903, Piscataway, Transaction Publishers, 1966, p. 312. ↩︎
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Selon une inférence bayésienne qu’un John Dewey, farouchement opposé à la logique mathématique, s’empresserait d’écarter. Nous pouvons aussi faire intervenir un système de catégories, un rasoir d’Ockham, ou même l’intuition pour expliquer la moindre probabilité de ces hypothèses. L’idée importante, c’est qu’avec les éléments en notre possession, la première hypothèse semble la plus probable. ↩︎
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Les étudiants devant apprendre la méthode de l’enquête de Dewey pour comprendre l’intérêt pédagogique des points constitutifs de l’indétermination, ils en sortiraient avec un contenu théorique qu’ils auraient mis d’eux-même en pratique… L’apprentissage par la pratique serait alors pleinement réalisé, mais cela demande une énorme subtilité, et pour ainsi dire un génie pédagogique qui est rarement vu. ↩︎
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Il est peu probable qu’un professeur en philosophie de l’éducation, enseignant à de futurs professeurs et chercheur en sciences de l’éducation soit incapable de mettre en place un séminaire ne laissant pas de place au doute chez ses étudiants. De même, nous avons écarté d’emblée en préambule de cette enquête les motifs moins honorables que pourraient constituer une éventuelle fainéantise ou un ras-le-bol. ↩︎
Citer cet article : Guillaume Litaudon, « Théorie de l’enquête à l’épreuve de la philosophie de l’éducation », Yomli (ISSN : 2592-6683), 11 août 2019.