Schopfungsgeschichte II (Genesis II), par Franz Marc.

Origine, émergence et provenance chez Nietzsche

Article initialement paru dans la revue Enquête sur les discours d’origine, Pascal Nouvel (dir.), vol. 1 (2019), p. 45–49, doi : 10.5281/zenodo.10284877.

Lorsque Paul Rée publie L’Origine des sentiments moraux (Der Ursprung der moralischen Empfindungen) en 1877, il est loin de se douter qu’il va se heurter à la critique radicale de son ancien ami Friedrich Nietzsche1. Ce dernier reproche à Rée un certain manque d’expérience dans l’élaboration de son discours d’origine, sapé par une méthodologie fautive faite de « constructions hypothétiques anglaises qui s’évaporent dans l’azur2 ». Ce qui fait défaut aux « psychologues anglais3 », c’est la recherche d’une « histoire de la morale réelle4 ». Nietzsche reconnaît certes qu’ils sont à l’origine « des seules tentatives faites jusqu’à présent pour élaborer une histoire de l’émergence [Entstehungsgeschichte] de la morale5 », mais « il est malheureusement certain que l’esprit historique leur fait défaut […]6 » :

Ils pensent, tous autant qu’ils sont, comme c’est la vieille coutume chez les philosophes, de manière essentiellement anhistorique […]. Le caractère bâclé de leur généalogie de la morale saute aux yeux dès le départ, là où il s’agit de découvrir la provenance [Herkunft] du concept et du jugement “bon”7.

C’est ainsi une critique d’un certain type de discours d’origine, et l’offre généreuse d’une méthodologie plus rigoureuse qui se dessine dans ces Éléments pour la généalogie de la morale8. À la fois réfutation des analyses concurrentes et essai de lecture philologique9 de la morale humaine, c’est tout d’abord par la terminologie utilisée que se démarque cette méthode. Comme le note fort bien Michel Foucault dans son article « Nietzsche, la généalogie, l’histoire10 », Nietzsche utilise principalement trois termes pour désigner l’origine :

La Généalogie de la morale, par exemple, parle aussi bien, à propos du devoir ou du sentiment de la faute, de leur Entstehung ou de leur Ursprung ; dans Le Gai Savoir, il est question, à propos de la logique et de la connaissance, soit d’une Ursprung, soit d’une Entstehung, soit d’une Herkunft11.

Patrick Wotling choisira ainsi de traduire Ursprung par « origine », Herkunft par « provenance » et Entstehung par « émergence », « apparition » voire « naissance12 ».

Au début du texte, l’objet de la recherche est défini comme l’origine des préjugés moraux ; le terme alors utilisé est Herkunft. Puis Nietzsche revient en arrière, fait l’historique de cette enquête dans sa propre vie ; il rappelle le temps où il “calligraphiait” la philosophie et où il se demandait s’il fallait attribuer à Dieu l’origine du mal. Question qui le fait sourire maintenant et dont il dit justement que c’était une recherche d’Ursprung ; même mot pour caractériser un peu plus loin le travail de Paul Rée13.

Il semble significatif que les deux ouvrages majeurs de Paul Rée, Der Ursprung der moralischen Empfindungen et Die Entstehung des Gewissens14 contiennent en leur titre les deux termes auxquels Nietzsche oppose son Herkunft (« provenance »).

Concernant la méthode de production d’un discours d’origine rigoureux, la terminologie a également son importance. Si Nietzsche utilise consécutivement les termes d’histoire (Geschichte dans Humain, trop humain I), d’histoire naturelle (Naturgeschichte dans la section v de Par-delà bien et mal) puis de généalogie (Genealogie), c’est qu’ils s’inscrivent dans sa démarche de l’essai, du Versuch. Son langage s’affine à mesure d’une compréhension plus synthétique du problème de l’origine : « l’image de la généalogie […] permet d’ajouter à l’idée de filiation naturelle celle de la valeur liée à cette filiation », note Patrick Wotling15. La généalogie s’oppose ainsi à une « histoire de l’émergence [Entstehungsgeschichte]16 » proposée par les utilitaristes.

En quoi consiste cette méthode de la généalogie ? « La généalogie exige […] la minutie du savoir, un grand nombre de matériaux entassés, de la patience17 », écrit Foucault, paraphrasant Nietzsche :

[La généalogie est] ce qui repose sur des documents, ce qui peut réellement être constaté, ce qui a réellement existé, bref, tout le long écrit hiéroglyphique, difficile à déchiffrer, du passé […]18

La recherche d’origine (Ursprung) est une recherche de « l’essence exacte de la chose, [de] sa possibilité la plus pure, [de] son identité soigneusement repliée sur elle-même, [de] sa forme immobile et antérieure à tout ce qui est externe, accidentel et successif19 ». À cette origine essentialisante, Nietzsche oppose un discours historique et construit, bien qu’hypothétique. Il semble croire qu’il a mieux compris Darwin que les psychologues anglais. De fait, après s’être essayé à une « origine de la connaissance » (Ursprung der Erkenntniss), Nietzsche s’efforce au paragraphe 111 du Gai Savoir de dégager la « provenance de la logique » (Herkunft des Logischen), toujours sur un mode darwinien.

[…] le penchant prédominant à traiter le semblable comme de l’identique, penchant illogique – car il n’y a en soi rien d’identique –, a le premier créé tous les fondements de la logique. Il fallut de même, pour qu’apparaisse le concept de substance, qui est indispensable à la logique, bien qu’au sens le plus strict, rien de réel ne lui corresponde, – que durant une longue période on ne voie pas, qu’on ne sente pas ce qu’il y a de changeant dans les choses ; les êtres qui ne voyaient pas avec précision avaient un avantage sur ceux qui voyaient tout « en flux »20.

Nietzsche ne se contente pas de donner un discours d’origine, une fiction narrative proche du premier homme de Rousseau, sur la logique. Il en dégage une provenance : celle d’une erreur primitive mais parfaitement naturelle, poussée par la vie. La science – au sens antique de connaissance – fonde la vérité sur la logique, elle-même dérivée de la faute utile à l’espèce qu’est le principe d’identité. Il n’y aurait pas d’identique, mais du semblable.

D’une certaine manière, Nietzsche réduit l’ensemble de la typologie des discours d’origine à une seule espèce. Clignant de l’œil à l’endroit d’Héraclite, pour qui on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, et puisqu’il n’y aurait que du semblable, tous les discours d’origine seraient mythiques. Les discours d’origine engageraient des entités qui non seulement ne sont plus là, mais qui de plus ne représentent guère mieux que « notre humaine relation aux choses21 », du symbole plaqué sur la nature.

Comment dès lors penser les discours d’origine que nous propose Nietzsche, que ce soit celui portant sur la logique, ou bien celui, plus familier, portant sur la morale ? Remarquons tout d’abord un point : chaque fois, ces discours n’ont pas valeur de vérité historique22. Nietzsche fait usage d’hypothèses interprétatives qui engagent les sentiments au détriment des faits. C’est là qu’entre en jeu la distinction langagière qu’il établit entre Ursprung, Entstehung et Herkunft remarquée par Foucault. La démarche généalogique est toute autre d’une simple question d’origine : elle n’est ni recherche d’essence métaphysique, ni historiquement datée, mais intentionnellement hypothétique.

En déplaçant les termes, Nietzsche analyse déjà les discours d’origine précédents : ceux-ci étaient également des fictions qui, non contentes d’être fausses en se prétendant vraies, ne nous renseignent pas sur les objets mais sur notre relation à ces objets. Voilà déjà le début d’une étude des discours d’origine. Elle diffère d’Aristote ou des positivistes en ce que Nietzsche n’exclut pas l’usage des discours d’origine, il en déplace le sens.

Si elle peut faire penser à une approche de type phénoménologique, cette possibilité même est exclue. L’analyse de soi n’est pas un point de départ philosophique correct, « nous demeurons justement étrangers à nous-même23 ». Comme le révèle le paragraphe 23 de Par-delà bien et mal, Nietzsche s’inscrit bien plus dans une approche naturaliste de la psychologie (« une physio-psychologie24 »), reniée par Husserl. Quant à Heidegger, la recherche de l’origine en tant que Ursprung (« entreprendre de lever tous les masques, pour dévoiler enfin une identité première25 ») est précisément ce que le généalogiste combat26.

Références


  1. « J’ai “liquidé” Rée : c’est-à-dire, j’ai refusé qu’il me dédie son œuvre maîtresse. Je ne veux être confondu avec personne » écrit Nietzsche dans sa lettre à Peter Gast du 17 avril 1883. ↩︎

  2. Nietzsche, Friedrich, Éléments pour la généalogie de la morale. Écrit de combat, Paris, Librairie générale française, 2000, Préface, § 7, p. 58. ↩︎

  3. Ibid., I, § 1, p. 63. Nietzsche pense ici aux utilitaristes comme John Stuart Mill ou Herbert Spencer, et dans une moindre mesure Paul Rée et Charles Darwin. ↩︎

  4. Ibid., Préface, § 7, p. 58. ↩︎

  5. Ibid., I, § 1, p. 63 sq. ↩︎

  6. Ibid., § 2, p. 66. ↩︎

  7. Ibid. ↩︎

  8. Comme l’explique Patrick Wotling (Ibid., p. 313) : « Il faut attirer l’attention sur le caractère essentiel du Zur qui ouvre le titre de l’ouvrage – lequel est d’ordinaire traduit en français de manière incomplète : “éléments pour”, “matériaux pour” ou “contribution à”. La nuance que Nietzsche met ainsi en relief souligne le caractère d’essai ou de tentative préalable […] par opposition au dogmatisme qui caractérise [la] pratique traditionnelle [de la philosophie]. [C’est], selon le terme prisé par Nietzsche, un Versuch, une tentative, un essai, qui procédera prudemment par élaboration d’hypothèses et présentation de bilans provisoires. » ↩︎

  9. « Par philologie on doit entendre, au sens très général, l’art de bien lire, – savoir déchiffrer des faits, sans les fausser par l’interprétation, sans perdre, dans l’exigence de comprendre, la prudence, la patience, la finesse. » Nietzsche, Friedrich, L’Antéchrist, § 52, In Œuvres, Paris, Flammarion, 2017. ↩︎

  10. In Hommage à Jean Hyppolite. Paris, Puf, 1971. Les extraits cités proviennent de la version présentée dans l’anthologie Philosophie↩︎

  11. Foucault, Michel, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », In Philosophie, Paris, Gallimard, 2013, p. 170. ↩︎

  12. Notons que les trois termes renvoient à une même idée de l’origine, mais avec quelques subtilités qui ne sont pas retranscrites par la traduction. Ainsi, l’étymologie nous apprend que Ursprung désigne « un premier saut, une déchirure originelle » (ur- « ce qui est originel, premier », Sprung « saut, bond, brèche »). Le proto-indo-européen donne à origine, via le latin origo, oriri, l’idée de « se lever, naître ». Entstehung est formé de la forme verbale entstehen « ce qui vient à l’existence, qui émane ou se développe » (venant de ent- « commencer » et stehen « se tenir »), et du suffixe -ung équivalent du -ing anglais donnant la forme nominale. Sa traduction en émergence, du latin emergo, ex-mergo « plonger en dehors de, s’élever de sous la surface » offre bien à ces quatre termes une idée commune difficilement distinguable. Notons que les deux termes Ursprung et Entstehung sont régulièrement pris l’un pour l’autre dans les traductions. Ainsi, Über die Entstehung der Arten est le titre allemand de On the Origin of Species de Charles Darwin, tandis que Der Ursprung der moralischen Empfindungen de Paul Rée est traduit par L’Origine des sentiments moraux. Le terme Herkunft proposé par Nietzsche est à la fois « origine, source, descendance » et « étymologie » (à rapprocher de l’approche philologique). Kunft vient du médiéval kommen, équivalent du to come anglais « venir, arriver, aller vers », associé à her-, préfixe indiquant un mouvement. Sa traduction en provenance, du latin provenire « venir en avant, s’avancer », garde la notion de mouvement. ↩︎

  13. Ibid., p. 170 sq. ↩︎

  14. Généralement traduit par La Genèse de la conscience morale de 1885. ↩︎

  15. Nietzsche, Généalogie de la morale, op. cit., p. 313. ↩︎

  16. Ibid., I, § 1, p. 64. ↩︎

  17. Foucault, op. cit., p. 170. ↩︎

  18. Nietzsche, Généalogie de la morale, op. cit., Préface, § 7, p. 58--59. ↩︎

  19. Foucault, op. cit., p. 171. ↩︎

  20. Nietzsche, Friedrich, Le Gai Savoir, Paris, GF Flammarion, 2007, § 111, p. 166. ↩︎

  21. Ibid., § 246, p. 217. ↩︎

  22. Patrick Wotling le remarque d’ailleurs p. 50, note 2 de La Généalogie de la morale : « on notera la forte insistance sur le caractère hypothétique et expérimental de la réflexion, ainsi que l’absence de toute référence à une vérité qui serait posée comme norme absolue », on ne saurait être plus clair. ↩︎

  23. Nietzsche, Généalogie de la morale, op. cit., Préface, § 1, p. 46. ↩︎

  24. Nietzsche, Friedrich, Par-delà bien et mal, § 23, In Œuvres, Paris, Flammarion, 2017. ↩︎

  25. Foucault, op. cit., p. 171. ↩︎

  26. Il ne s’agit pas de prétendre que Nietzsche pouvait s’opposer à une philosophie qui n’existait pas encore à son époque, mais bien plutôt d’interpréter la phrase de Foucault telle que ce dernier semblait l’entendre, en appuyant sur la notion de « dévoilement ». La question de l’alètheia (« vérité », traduit de manière significative en Unverborgenheit « dévoilement, non-voilement ») chez Heidegger semble, par bien des égards, incompatible avec une généalogie nietzschéenne digne de ce nom. Cela dépasse néanmoins le cadre de cet article et mériterait un examen bien plus approfondi que celui que nous pouvons nous permettre dans ces lignes. ↩︎


Citer cet article : Guillaume Litaudon, « Origine, émergence et provenance chez Nietzsche », Yomli (ISSN : 2592-6683), 28 juillet 2019.