Astronomie, par Cornelis Jacobsz Drebbel.

L’Astronome

Aussitôt Glaucon et les autres me conjurèrent d’employer à sa défense tout ce que j’avais de force et de ne point abandonner la discussion, sans avoir essayé de découvrir la nature du viol et de l’acte sain et ce qu’il y a de réel dans leur définition. Je répondis qu’il me semblait que la recherche où ils voulaient m’engager était très délicate et demandait une vue pénétrante ; mais, ajoutai-je, puisque aucun de nous ne se pique d’avoir les lumières suffisantes, voici comment je crois qu’il faudrait s’y prendre. Si des personnes qui ont la vue basse, ayant à lire qu’en partie des lettres écrites en peu de caractères, apprenaient que ces mêmes lettres se trouvent écrites ailleurs en un nombre plus important de caractères dans des traités plus imposants, il leur serait, je crois, très avantageux d’aller lire d’abord les grandes lettres, et de les confronter ensuite avec les petites pour voir si ce sont les mêmes.

Il est vrai, reprit Adimante ; mais que vois-tu de semblable dans notre recherche sur la nature du viol ?

Je vais te le dire. La violence sexuelle ne se rencontre-t-elle pas dans un propos moral et dans une formule de droit ?

Oui.

Mais une formule de droit est plus examinée par les sages, et fait plus consensus qu’un propos moral.

Sans doute.

Par conséquent une définition du viol pourrait bien s’y trouver en caractères plus nombreux et plus aisés à discerner. Ainsi nous rechercherons d’abord, si tu le trouves bon, quelle est la nature de la violence sexuelle dans la loi : ensuite nous l’étudierons dans chaque propos moral, et nous reconnaîtrons en petit ce que nous aurons vu en grand.

C’est fort bien dit.

Hé bien ! veux-tu que nous commencions ? Ce n’est pas, je crois, une petite entreprise. Délibère.

Notre parti est pris. La loi dispose que tout acte de pénétration sexuelle commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol.

Selon moi, il y manque un élément.

Et quel est-il, Socrate ?

Recherchons-le ensemble. Dirais-tu que deux êtres aimants l’un et l’autre, posant le bâillon ou se frappant du fouet des bêtes de trait comme cela se fait, commettent l’un sur l’autre une violence sexuelle que la loi réprimande ?

Non pas.

Et si il venait à l’un d’introduire une statuette phallique, ou que l’autre se retrouve contraint de s’insérer dans le premier par les règles d’un jeu établi à l’avance, que ne dirais-tu pas qu’il y a viol ?

Les termes établis, chaque parti du contrat a consenti.

Ne dirais-tu pas Adimante qu’un consentement à la violence prévient le viol ?

Assurément.

Voilà que s’ajoute le concept de consentement, il s’agit à présent d’en trouver les limites. Si au travers du sentier, des brigands venaient à te détrousser, ne pourraient-ils pas affirmer que tu as consenti à leur remplir les bourses ?

Cela ne se peut.

C’est donc au bénéficiaire du crime de démontrer le consentement. Mais lorsque hier tu as pris ta femme, a-t-elle consenti ?

Elle m’a dit que c’était le cas.

Comment peut-on le juger ? Qu’as-tu à avancer ?

C’est qu’il n’y a eu ni violence, ni menace, ni contrainte, ni surprise.

Mais n’a-t-on pas exposé que ces éléments ne suffisaient pas à qualifier le viol ? L’élément du consentement nous semble nécessaire à sa définition, ne penses-tu pas ?

Oui.

Il s’ensuit que l’absence de consentement peut être avérée sans qu’il y ait violence, menace, contrainte ou surprise.

Assurément.

Comment un parti extérieur à ceux du contrat peut-il s’assurer que celui-ci a été consenti dans un tel cas ?

En plaçant dans la balance la parole des deux partis.

Mais un tel tribunal ne serait-il pas le lieu du marché où chaque marchand chercherait à vendre son bien, de sorte que l’acheteur n’y retrouve plus ses sandales ?

En effet, Socrate.

Alors dirais-tu qu’il faut dans ce cas faire appel à des éléments plus concrets ?

Oui.

Quels seraient ces éléments ?

Eh bien, je dirais des marques démontrant sans objection l’usage de la force ou de liens.

Si je te comprends bien, Adimante, il s’agit donc de preuves de violence, menace, contrainte ou surprise ?

Oui.

Dans ce cas, ne peut-on pas observer cet inversement dans l’ordre du consentement ? Le vol présume l’absence de consentement, lorsque le viol assume l’acte consenti, à moins que ne soient apportés les éléments du contraire ?

Je ne le conteste pas, Socrate. Où veux-tu en venir ?

Telle qu’écrite dans les tables de la loi, la définition du viol ne représente donc pas l’ensemble des violences que l’on pourrait identifier à ce terme. La nature du viol ne saurait se trouver entièrement dans cette définition. À cause de cela, l’acte sexuel est présumé sain aux yeux de la loi. À présent, passons au propos moral. Adimante, peux-tu me rappeler la nature du grief ?

Oui. L’astronome avoue réveiller sa femme en lui faisant l’amour, et prétend qu’il ne s’agit pas d’un viol. S’il s’agissait d’un viol, dit-il, sa femme en commet autant.

Selon toi, pourquoi en est-ce un ?

Poser la question fait de toi un être ignoble, Socrate. Il est pourtant évident qu’il s’agit d’un acte effectué par surprise.

Certes. N’avons-nous pas montré ensemble que la surprise ne suffisait pas à constituer le viol ?

Oui. Toutefois, nous doutons que l’acte soit consentant.

Pourquoi cela ?

La femme ne peut consentir à l’acte durant le temps où elle n’est pas éveillée.

Certes. Éclaire-moi, Adimante : as-tu fait l’achat de ton logis ?

Bien entendu.

Que dirais-tu de son ancien propriétaire s’il lui venait l’idée de te chasser toutes les nuits hors de ta demeure ?

Je dirais qu’il est malvenu et mérite correction.

Pourtant, le contrat qui vous lie l’un à l’autre n’est-il pas rompu lorsque tu sommeilles ?

Que nenni !

Tu considères donc que les termes d’un contrat restent valides tant que l’un des partis ne le rompt pas ?

Sûrement.

Peux-tu m’expliquer en quoi un tel contrat diffère de celui passé entre l’astronome et sa femme ?

Il n’y a point de différence. Toutefois, la surprise montre l’absence de consentement.

Tu admets donc user de la définition de la loi que nous avons rejeté comme incomplète, sans adhérer à la présomption de consentement qui s’y ajoute par nécessité ?

Ne jette pas le trouble sur mon esprit, Socrate. Chaque acte doit faire l’objet d’un contrat nouveau.

Ne peut-on imaginer un contrat passé avant le sommeil ?

Celui-ci serait non-avenu.

Pourquoi cela ?

La femme ne peut rompre le contrat durant le temps où elle n’est pas éveillée.

N’honorerais-tu donc pas d’une coupe de poison l’ami vieillissant qui te le demandais dans sa prime jeunesse, au prétexte que, sénile, il ne peut rompre ? Ou encore : l’argent que je te dois ne devrait-il pas être rendu même si d’aventure tu étais foudroyé de catatonie ? Enfin, si être dans l’incapacité de rompre entraîne l’annulation du contrat, que pourrait-on dire lorsque par jeu tu baillonnes ta femme ?

Ce n’est pas pareil. Il ne s’agit en aucun de ces cas d’une surprise.

Encore une fois, nous avons devisé en cercle. Admettons que l’astronome viole. Ne peut-on pas penser que sa femme commet la même faute ?

Non pas. Il lui fait l’amour, il est seul pénétrant.

Faire l’amour implique-t-il pénétration ?

La plupart du temps.

Il y a donc des cas où faire l’amour n’implique pas d’être pénétrant ?

Oui.

Se pourrait-il qu’il s’agisse de l’un de ces cas ?

Je peux l’admettre. Reste que l’astronome est le seul pénétrant dans les autres cas.

Certes. Mais puisque tu es attaché à la définition de la loi, sans en admettre ici ses conséquences, tu admettras qu’un acte de pénétration par surprise sur la personne de l’auteur constitue un viol.

Bien entendu.

Il semble donc que l’astronome ait raison : si la seule surprise constitue un viol, sans que n’entre jamais en compte le consentement, alors sa femme est tout également violeuse.

Ce ne se peut. La femme agirait pour le compte de son mari. La relation établie entre eux deux la force à une pratique.

Selon toi, Adimante, la femme ne serait donc pas libre de ses actes lorsque son mari l’est ?

Évidemment.

Accepterais-tu que ton esclave contracte avec moi une somme d’argent ?

Bien sûr que non. Mon esclave n’est pas libre, le contrat serait caduque.

Pourtant, tu pourrais lui ordonner de me transmettre cette somme.

Oui. C’est un bien dont j’use à ma convenance.

Donc la nature du contrat fait qu’il doit être passé entre deux êtres libres de leurs agissements, n’es-tu pas d’accord ?

Oui.

Une femme qui ne serait pas libre ne pourrait donc pas contracter. Or, aucune femme mariée n’est libre, puisqu’elle agit selon les volontés de son mari.

C’est bien ce que je dis.

Il s’ensuit donc de tes propos qu’une femme ne peut jamais consentir, jamais contracter. Elle n’est donc qu’un objet, comme cet esclave que tu possèdes. Dès lors, est-il moralement condamnable d’user de nos biens selon notre convenance ?

C’est indigne de traiter ainsi la femme, Socrate.

Voilà l’aporie de ton raisonnement, Adimante. Pour défendre la position selon laquelle l’acte supposé de l’astronome est un viol, tu fais appel à la loi qui présume le consentement. Tu écartes alors le consentement de ta démonstration. Or, ce concept pose la nature de la violence sexuelle. En défendant ta position ainsi, tu vides le viol de sa substance. Enfin, en ramenant cette définition sur le terrain moral, tu présumes de l’absence de consentement, ce qui fait de la femme un être incapable de contracter, et ainsi un bien à posséder. L’astronome a raison, et agit comme un miroir : en vidant le viol de sa substance et en niant l’agentivité de la femme, vous avez l’esprit du violeur. Ce qu’il y a de réel sur la nature du viol, c’est l’absence de consentement à un acte sexuel. C’est cette nature qui dicte la pauvreté du texte de loi, et ses conséquences nécessaires : plus le goulot de l’amphore est étroit, et plus son remplissage est ardu.


Citer cet article : Guillaume Litaudon, « L’Astronome », Yomli (ISSN : 2592-6683), 15 juillet 2020.