Friedrich Nietzsche, par Edvard Munch.

La question des mathématiques chez Nietzsche

Texte d’une présentation au master Humanités et Politique de l’université de Tours le 5 décembre 2018. La problématique était de lier l’histoire philosophique des mathématiques avec un sujet de mémoire. Le livre tiré du séminaire d’Alain Séguy-Duclot (par ailleurs jury du mémoire) est disponible en ligne sous le titre Généalogie des Mathématiques.

Mon sujet de mémoire est un peu long, mais j’apprécie les titres qui donnent le programme : « La libération par la machine, un regard nietzschéen : en quoi le couple maître-esclave chez Nietzsche et la conception du travail qu’il élabore permettent de penser les enjeux sociaux de la robotisation ? »

Le problème principal que j’ai eu pour aborder la question des mathématiques tient au fait que Nietzsche n’appréciait pas ces dernières. Il écrit ainsi en 1864 :

J’éprouvais un intérêt pour tous [les sciences et les arts], exception faite, parmi les sciences rationnelles, pour les mathématiques qui me procurent toujours un souverain ennui1.

Mais en s’intéressant de plus près à ce que Nietzsche dit des mathématiques, on se rend compte qu’il y a dans le statut de ces dernières une question à explorer. Le développement des mathématiques semble lié à la philosophie première, entendue la recherche des origines. Élaborer un discours sur l’origine qui explique tous les objets qui composent notre quotidien, voilà l’impulsion de la métaphysique, que l’on peut définir comme tentative de réponse à la question fondamentale de Leibniz : « Pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien2 ? » Il n’est pas anodin que l’un des premiers à réfléchir sur les discours d’origine scientifiques soit un certain Henri Poincaré dans ses Leçons sur les hypothèses cosmogoniques de 1911.

Mais plus largement, un faisceau d’indices tendent à affermir cette intuition :

Le rejet des discours d’origine par Aristote au profit de la cause finale en Métaphysique V, 2, coïncidant avec le primat d’une géométrie débarrassée de toute ontologie semble aller dans la même direction4. Le système physique modélisé, avec Newton sur base de la cinématique de Descartes, permet le langage de la nature rêvé par Galilée5, sur le principe d’une identité ontologique entre un mouvement donné et une courbe ramenée à une équation. Ce système permet prédiction, mais également rétrodiction, c’est-à-dire recherche de l’état initial, donc recherche d’origine.

Critique de Nietzsche

Or, et c’est intéressant de le noter, lorsque Nietzsche critique les mathématiques, il le fait à partir d’un discours d’origine sur la logique au paragraphe 111 du Gai Savoir, ce qui l’amène à une question d’ontologie.

À partir de quoi la logique a-t-elle pris naissance dans la tête des hommes ? À coup sûr à partir de la non-logique, dont l’empire, à l’origine, a dû être immense. Mais des quantités innombrables d’êtres qui raisonnaient autrement que nous ne raisonnons aujourd’hui, ont péri : voilà qui pourrait avoir été encore plus vrai ! Celui qui par exemple ne savait pas trouver suffisamment souvent le « même », en ce qui concerne la nourriture ou en ce qui concerne les animaux hostiles, celui qui donc subsumait trop lentement, ou se montrait trop prudent dans la subsomption n’avait qu’une probabilité de survie plus faible que celui qui, dans tout ce qui était semblable, devinait immédiatement le même. Mais le penchant prédominant à traiter le semblable comme de l’identique, penchant illogique – car il n’y a en soi rien d’identique –, a le premier créé tous les fondements de la logique6.

Pour un Nietzsche adepte de Héraclite (« on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve »), le principe d’identité est impossible. Il n’y a pas deux êtres identiques, il n’y a que des semblables. Dès lors, c’est toute la possibilité de faire correspondre les mathématiques au réel qui est compromis. La vérité-correspondance des sciences mathématisées ne fonctionne pas, la mathématisation divinisant la nature. Au final, elle ne nous informe pas sur la nature mais sur notre relation à la nature.

Nous voulons introduire la substance et la rigueur des mathématiques dans toutes les sciences, pour autant que cela est possible, non pas parce que nous croyons que nous connaîtrons les choses par cette manière, mais au contraire pour établir par là notre humaine relation aux choses. Les mathématiques ne sont que le moyen de la connaissance universelle et ultime de l’homme7.

C’est la correspondance entre les mathématiques et le réel qui est ici questionnée, et c’est pourquoi il est intéressant de chercher à lier tous les indices épars évoqués plus haut en une théorie générale. Du reste, c’est le cheminement mathématique même que de chercher à généraliser.

Généralisation du faisceau d’indices

Le mouvement d’abstraction des mathématiques qui a permis de surmonter la crise des irrationnels a entrainé somme toute assez logiquement un mouvement d’abstraction des sciences tendant vers les mathématiques. Ce dernier mouvement, que l’on peut qualifier de montant, détache les objets étudiés par les sciences des objets simplement observables pour les placer dans le domaine hypothétique. Lorsque Richard Feynman dit que « personne ne comprend réellement la mécanique quantique », c’est exactement cela qu’il entend : notre compréhension est mathématique et va à l’encontre de toute expérience du monde8.

Il ne s’agit pas de dire que tous les objets mathématiques se retrouvent dans la nature. De fait, on serait bien en peine de croiser dans la rue un nombre univers9. Mais, tout en accordant une place d’êtres hypothétiques à ces objets, il s’agit de faire correspondre les objets naturels réels à des objets mathématiques. En quelque sorte, les mathématiques servent de catalogue aux différentes sciences. Si l’objet n’est pas dans le catalogue, alors c’est qu’il reste à produire (cas du problème à $N$ corps avec plus de trois corps), ou bien qu’il n’existe pas en tant que tel. C’est parce qu’il existait dans ce catalogue des tenseurs que Einstein pu fonder la relativité générale. C’est le second temps de l’abstraction des sciences, le mouvement que l’on peut qualifier de descendant.

On voit ainsi des mathématiques prenant peu à peu la place occupée jusque-là par la métaphysique, en se basant sur une correspondance des objets mathématiques avec le réel. Cette théorie générale explique deux effets secondaires que l’on constate.

  1. L’utilisation de mathématiques pour ce qu’elles représentent comme vérité implacable plutôt que pour leur contenu. Lorsque Lacan, dont l’incompétence en mathématiques est notoire, utilise l’arithmétique, il le fait pour le symbole d’une ontologie décrivant les lois de la nature, pour se draper des oripeaux de la science.
  2. Le remplacement de la métaphysique au-delà de la simple philosophie naturelle. Il n’est pas étonnant de voir Alain Badiou qualifier Nietszche d’« antiphilosophe » dans une série de cours intitulée L’antiphilosophie de Nietzsche tenue de 1992 à 199310.

Conclusion sommaire

Cette question des mathématiques comme non-porteuse d’ontologie, comme n’étant pas le langage de la nature mais le langage que les hommes plaquent de manière fautive sur la nature, entraine la nécessité de l’interprétation humaine, qui est précisément le travail des penseurs, artistes et autres esprits libres de Nietzsche. Il faut pouvoir penser le passé pour penser la question d’origine, et cela les esclaves ne peuvent le faire, engoncés qu’ils sont dans le moment présent. D’où, assez paradoxalement, la nécessité de robots, esclaves par excellence venant prendre la place des esclaves humains, pour accroitre l’ensemble des esprits libres qui interpréteront le monde.

Loin de souscrire à tout Nietzsche, il faut pouvoir se détacher des deux extrêmes que sont l’instauration d’une nouvelle métaphysique mathématique et d’un rejet total de toute mathématique.

Références


  1. Nietzsche, Friedrich, Écrits autobiographiques 1856–1869, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 133. ↩︎

  2. Leibniz, Gottfried Wilhelm, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, In Œuvres philosophiques de Leibniz, Paris, Felix Alcan, 1900, tome premier, art. 7, p. 727. ↩︎

  3. D’aucuns diraient que Emmy Noether est déjà passée par là… ↩︎

  4. Toutefois, cela ne signifie pas qu’il y a un lien de causalité entre les deux évènements, cela peut n’être que corrélation. ↩︎

  5. « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui continuellement reste ouvert devant les yeux (ce livre qui est l’Univers), mais on ne peut le comprendre si, d’abord, on ne s’exerce pas à en connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. II est écrit dans une langue mathématique, et les caractères en sont les triangles, les cercles, et d’autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible humainement d’en saisir le moindre mot; sans ces moyens, on risque de s’égarer dans un labyrinthe obscur. » Galilée, Opere, Firenze, Édition nationale, 1968, V, p. 232. Au-delà de la source du « gros livre » de Wittgenstein, notons que Galilée est à la charnière : bien qu’encore dans le primat de la géométrie, il amorce la ré-ontologisation des mathématiques. ↩︎

  6. Nietzsche, Friedrich, Le Gai Savoir, Paris, Flammarion, 2007, § 111, p. 166. ↩︎

  7. Ibid, § 246, p. 217. ↩︎

  8. Cela entraine des effets de bord, en sciences humaines et sociales par exemple, où l’on est toujours bien en peine de se débarrasser du concept de structure intangible, immatérielle, en un mot métaphysique, comme l’est le patriarcat des postmodernes. ↩︎

  9. Nombre réel dans lequel on peut trouver n’importe quelle succession de chiffres de longueur finie. ↩︎

  10. Tout aussi intéressant, l’année suivante ce sera Wittgenstein qui sera au centre de son Antiphilosophie de Wittgenstein. S’il définit l’antiphilosophie comme étant une « disqualification des énoncés historiaux de la philosophie […] sous une autre rubrique que celle de leur fausseté ou de leur caractère périmé », il est curieux de noter que Badiou fait le procès de Nietzsche à partir de l’appendice de l’Antéchrist : « dire […] « le philosophe est le criminel des criminels ». Cela, c’est de l’antiphilosophie pure ». C’est ne pas comprendre Nietzsche que de le voir si catégorique : Nietzsche entend précisément par ce terme les métaphysiciens usant du principe d’identité dont Alain Badiou est la parfaite incarnation. Du reste, Badiou le reconnaît lui-même, Nietzsche entend le philosophe sous une acception très précise. En réalité, Badiou fait une distinction entre philosophes métaphysiciens pour qui la vérité peut être atteinte selon une axiomatique logique, et philosophes anti-métaphysiciens pour qui la vérité peut se trouver sous d’autres formes. En inscrivant son propos selon un axe philosophie/antiphilosophie, Badiou fait l’erreur de penser que toute philosophie est métaphysique, et que critiquer la métaphysique jusque dans ses fondements est antiphilosophique. ↩︎


Citer cet article : Guillaume Litaudon, « La question des mathématiques chez Nietzsche », Yomli (ISSN : 2592-6683), 21 juillet 2019.