Despair (Désespoir) (1894), par Edvard Munch.

Compte rendu du Traité du désespoir

Le Traité du désespoir (La maladie à la mort ou La Maladie mortelle si l’on traduit le titre original Sygdommen til Døden) est un livre de 1849 de Søren Kierkegaard, publié sous le pseudonyme Anti-Climacus. Si le titre français Traité du désespoir donne très justement l’objet du livre, c’est en partant de l’énigmatique « maladie à la mort » que Kierkegaard va déployer sa réflexion sur le désespoir. Kierkegaard avait traité le thème de l’angoisse (dans Concept de l’angoisse [Begrebet Angest]) en 1844 d’un point de vue psychologique et en quelque sorte éthique (angoisse face à la liberté ou au péché). Ici, le désespoir est bien plus lié au religieux que ne l’était l’angoisse.

En effet, comme Kierkegaard l’indique très justement dans l’exorde, la mort n’est pas à craindre pour le véritable chrétien. Elle n’est pas une fin, mais au contraire la mort est un espoir d’une vie meilleure. Si la mort n’est pas « la maladie à la mort », alors quelle est cette mystérieuse maladie ? C’est le désespoir. Mais cette maladie psychologique, pour ainsi dire pathologie mentale avant l’heure, n’est pas une maladie ordinaire. Tout le propos de Kierkegaard sera donc d’en dégager les spécificités, les origines, et même le remède théorique.

Pour ce faire, Kierkegaard va commencer par définir le désespoir en première partie. C’est une maladie de l’esprit, du moi. L’homme, en effet, est esprit. Le moi est le rapport à soi-même, ou plus exactement il est le rapport au rapport qu’entretient l’âme avec le corps, autrement dit entre de l’infini et du fini, du possible et du nécessaire. Cela donne trois figures du désespoir : « le désespéré inconscient d’avoir un moi (ce qui n’est pas du véritable désespoir) ; le désespéré qui ne veut pas être lui-même et celui qui veut l’être1 ». Ce désespoir provient d’une discordance dans cette synthèse âme/corps, mais pas de cette synthèse même, de sorte que seuls les hommes peuvent être désespérés, mais que ce n’est pas à cause du fait qu’ils soient constitués de deux substances radicalement différentes. C’est en cela que c’est une maladie. Contrairement aux autres maladies, le désespoir revient sans cesse, et ne pas être désespéré c’est constamment détruire le possible pour vivre le réel. En bref, être malade à mort, c’est la torture de ne pouvoir mourir, ou plus exactement c’est « ce mal du moi : éternellement mourir, mourir sans pourtant mourir, mourir la mort2. »

Cette maladie semble universelle. C’est ce que Kierkegaard expose en seconde partie. Le désespoir est universel à tout homme en dehors de la chrétienté, et même à l’intérieur de celle-ci, à moins d’être un véritable chrétien. Il est « rarissime » de ne pas être touché par le désespoir. Cela s’explique par le fait que le désespoir est précisément une « inconscience où sont les hommes de leur destinée spirituelle3 ». Le désespoir provient d’une discordance dans la synthèse, c’est une maladie du moi, or ce rapport âme/corps est posé en premier lieu par Dieu, en suivant Son plan. Si l’on est soi-même réellement et non virtuellement, on suit le plan de Dieu, et l’on est donc un véritable chrétien.

C’est en troisième partie que Kierkegaard va réellement plonger dans l’analyse des différentes formes de désespoir que l’on a vu plus haut. Le début du livre III nous semble ainsi significatif de la majeure partie de l’ouvrage :

On peut dégager abstraitement les diverses personnifications du désespoir en scrutant les facteurs de cette synthèse qu’est le moi. Le moi est formé d’infini et de fini. Mais sa synthèse est un rapport, qui, quoique dérivé, se rapporte à lui-même, ce qui est la liberté. Le moi est liberté. Mais la liberté est la dialectique des deux catégories du possible et du nécessaire.

Il n’en faut pas moins considérer le désespoir, surtout sous la catégorie de la conscience : s’il est conscient ou non, il diffère de nature. À s’en tenir au concept il l’est certes toujours ; mais de là ne s’ensuit pas que l’individu qu’habite le désespoir, et qu’en principe on devrait donc appeler désespéré, ait conscience de l’être. Ainsi la conscience, la conscience intérieure, est le facteur décisif. Décisif toujours quand il s’agit du moi. Elle en donne la mesure. Plus il y a de conscience, plus il y a de moi ; car plus elle croît, plus croît la volonté, et plus il y a de volonté, plus il y a de moi. Chez un homme sans vouloir, le moi n’existe pas ; mais plus il y en a, plus il a également conscience de lui-même4.

Kierkegaard va ainsi considérer le désespoir en dehors de toute conscience sous les deux couples de catégories que sont fini/infini et possible/nécessaire, puis enfin sous la catégorie de la conscience. S’il s’agit de la majeure partie de l’ouvrage, on peut la résumer ainsi : il doit y avoir une tension entre les opposés que sont fini et infini, possible et nécessaire. Le moi doit reposer sur cet équilibre de relation entre les deux contraires, et en cas de discordance apparaît le désespoir. Lorsque pris sous la catégorie de la conscience, il existe deux possibilités : ou bien le désespéré est conscient de son désespoir, autrement dit du fait qu’il est esprit éternel, ou bien il est ignorant de ce fait. L’auteur semble se contredire sur ce second point : s’il disait au livre I que l’ignorant n’est pas un véritable désespéré, ici le désespoir de l’ignorant représente « la forme la plus grosse de risques5 ». Sur le premier point toutefois, Kierkegaard confirme les deux figures du désespéré présentes au livre I : celui qui ne veut pas être lui-même, et celui qui le veut.

Enfin, Kierkegaard termine l’ouvrage sur deux parties particulièrement religieuses où il identifie le désespoir au péché. Il définit ainsi le péché de la même manière que le désespoir conscient lorsque, « devant Dieu ou avec l’idée de Dieu […] on ne veut pas être soi-même ou qu’on veut l’être6 ». Il ne s’agit plus du moi humain psychologique tel qu’on l’a vu précédemment, mais d’un moi théologique « devant Dieu ». Or, « ce qui fait d’une faute humaine un péché, c’est la conscience qu’a eue le coupable d’être devant Dieu7 ». De sorte qu’on ne peut pécher par ignorance ou stupidité, comme le pensait Socrate ; le péché n’est pas une négation mais une affirmation, une position tenue consciemment. En tant qu’affirmation, continuer d’être dans le péché, c’est également pécher. Ainsi, désespérer de pécher, c’est également pécher, et la continuation s’élève jusqu’à nier le christianisme, ce qui est « le péché, porté à sa suprême puissance8 ». Ainsi, le désespoir est péché, et son opposé est la foi. Soit l’homme devant Dieu plonge dans le péché, soit il maintient l’équilibre du moi en suivant le plan de Dieu, s’en approchant, et reçoit ainsi la grâce.

Références


  1. Kierkegaard, Søren, Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1949, Livre I, chap. 1, p. 62. ↩︎

  2. Ibid., Livre I, chap. 3, p. 70. ↩︎

  3. Ibid., Livre II, p. 82. ↩︎

  4. Ibid., p. 87--88. ↩︎

  5. Ibid., Livre III, p. 113. ↩︎

  6. Ibid., Livre IV, p. 159. ↩︎

  7. Ibid., p. 165. ↩︎

  8. Ibid., Livre V, p. 250. ↩︎


Citer cet article : Guillaume Litaudon, « Compte rendu du Traité du désespoir », Yomli (ISSN : 2592-6683), 1 septembre 2019.